de Pierre Assouline

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La République des livres

N° 90 Films collectifs et films de Fellini

« Je ne vous demande pas votre prix, puisque vous n’avez rien à vendre. Je vais vous faire une offre : je vous donne quelque chose à vendre, et puis je vous l’achète », dit Mr Arkadin.

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Les laboratoires où l’on cherche et compte les micro- et nano-particules de plastique dans l’eau, la terre, l’air, et où l’on a le plus grand mal à le faire, parce que les locaux sont eux-mêmes pleins de ces particules.

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Ce que nous dit la Langue 
Je suis l’éphémère éternelle ; je suis chute bouillonnante, qui pas un instant ne cesse son fracas, immobile en sa constante et définitive trajectoire ; on vient à moi, on consulte les dictionnaires pour me connaître ; pour me posséder, on se glisse dans les étroites passes du savoir ; je me donne aux hommes qui m’entendent ; je suis dans les livres, qui me conservent, serrée en leurs pages puissantes, derrière leurs paupières de cuir frappé d’or, dans leurs pages, qui sont leurs membres, et leur sang, qui est leur encre ; je crée le souvenir et le savoir, la science et l’émotion ; tout vient à moi, comme les fleuves à l’océan, depuis l’horizon des temps ; toute chair est destinée à pourrir, tout être finit par puer, moi je garde l’haleine fraîche des enfants ; tout en moi est savoir et beauté, celui qui croit en moi sera sauvé.
La langue est bien le sang des livres et des poètes. Klossowski, traducteur de Virgile, disait : « Ce sont les mots qui saignent, et non les plaies. » Bibliothèques ! Vieux Larbaud et son Saint-Jérôme, vieux Perec et son roman-romans, vieux Stevenson, qui voyageait en Cévennes, et se plaignait de ce que certains livres le regardassent de travers, vieux Paulhan qui les mettait en piles – ceux qu’il devait lire, ceux qu’il mettait au purgatoire avant de les abandonner dans l’enfer de l’oubli -, et Montaigne, dans sa librairie tout endevisée, ces livres dont on bourre les valises, les grands Voltaire, les pesants Chateaubriand, tous ces Hugo brûlant d’être ouverts, de respirer l’air des yeux, ces Proust carrés, pleins de coquilles, et Michelet, et Pierre Jean Jouve, et La Fontaine aux vers ailés, et les sept Balzac de la Comédie humaine, et Péguy aux versets à long souffle, et les blancs Sade de chez Pauvert, et les Goncourt, et Novarina dont les cent mille milliards d’êtres griffonnés habitent le temps, et Nimier qui aimait tant Dumas qu’il fit un exquis D’Artagnan amoureux ! Et Muray, qui enculait le monde dans ses livres et les femmes dans son lit, et Céline, notre maître à tous, bon gré mal gré. Et Louise Labbé, toute pantelante de couverture déchirée, et Sollers qui parle en italique avec Francis Ponge, et Genet, l’aristocratique voleur de livres, et Pascal, auteur en somme du plus beau texte de la langue française, ses Trois discours sur la condition des grands, perdu quelque part dans le bible 36 gr des papeteries Bolloré !… Et Saint-John Perse, le pompeux magnifique, qui s’édita lui-même comme on organise ses propres funérailles!…
Et les érudits, qui servirent la langue française des autres, plus précieuse à leurs yeux que la leur même ! Les deux Crépet, immortels baudelairiens, tendres et sérieux comme père et mère, Martineau de Stendhal et Brunschwicg de Pascal, Lièvre qui nous corneillisas, Lely, distingué sadien, et les femmes amoureuses et omniscientes, à muscles cérébraux puissants, Marthe Robert et Paule Thévenin, et Kolb le proustien étranger, Boislisle et Coirault, penchés sur les feuillets noircis de Saint-Simon, Marchal qui nous a tout révélé de Mallarmé, Champion, qui mit sa plume délicate au service de Charles d’Orléans, père de Verlaine, et de François Villon, père de Rimbaud (les princes des poètes français), qui colligea tous vieux textes, chartiste généreux, érudits chenus ou fringants qui prirent l’auteur contre eux, et ses livres dans leur couche ! Somptueux tout-sachants !
La langue française est née du côté de Blois, où la poésie parlante de ce pays a dit « je » pour la première fois. Pays de Loire ! Îles d’Orléans, comme taches d’immobilité sur le cours paresseux de l’eau ! Maisons véritablement tricolores, toits bleus, façades blanches, cheminées rouges ! Ici, à Blois, au cœur du cœur de la France, vivra souvent François le Premier, et sa femme Claude, aux reins féconds. Là sera percé le duc de Guise, là s’abritera, pour quelques nuits repentantes, Catherine de Médicis : château qu’admirait Mansart, escalier tout en balcons d’où l’on regardait partir les hôtes de marque. Ce que la France a de plus français a respiré dans cette vallée : Jean de Meun, qui enfla « le cours de Loire » de ses dix-huit mille vers, comme disait Clément Marot, Rabelais le médecin helléniste, Ronsard le goutteux, le grand Joachim regrettant. Et toute la Pléiade, et Vigny, et Balzac en sa vallée. Là que sont venus vivre et mourir Maeterlinck, France, Bergson. Et Athos !

« Loué soit celui qui trouva
Premier la manière d’escrire! »

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Fellini, qui pensait que le tragique était sa pente naturelle, au point qu’il avait collé un papier sur la caméra de Huit et demi : « Rappelle-toi que c’est une comédie ! »

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Les cours de la Bourse, qui s’effondrent d’un coup, et ne remontent que lentement, en dents de scie ; le contraire en somme du kilo qu’on prend en une soirée, et qu’on perd en une semaine.

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La gerbe de fleurs envoyée sur la tombe de Reiser le jour de ses obsèques, et qui portait un ruban : « De la part de Hara Kiri, en vente partout. »

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Le bidet, qui, avant de servir à la toilette, était un cheval.

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« COUP POUR COUP »

un film collectif de Marin Karmitz

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Les femmes, qui sont de plus en plus jeunes.

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Les (tout à fait) obsolètes : « Je n’aime les femmes que résignées » (Gide).

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Paradoxe de la vision binoculaire.
Si vous tenez un objet a dix centimètres devant votre nez et que vous faites la mise au point à l’infini, vous voyez l’objet dédoublé. Mais si vous fermez l’œil droit, c’est l’objet de gauche que vous perdez ; si vous fermez l’œil gauche vous perdez l’objet de droite. Comme si les deux yeux croisaient leurs angles de vision, au lieu de regarder en face. 

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(Suite)
Pas du tout, espèce de pomme. L’œil gauche regarde un objet qui est plutôt à sa droite, et l’œil droit un objet qui est plutôt à sa gauche. Donc cet objet est bien plus à droite pour l’œil gauche, et inversement. Ouf.

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Hélène Cixous (sur France Culture), qui cite Jacques Derrida : « La vie est courte. »
Il est vrai qu’elle n’a pas cité cette autre phrase du philosophe (que certains disent apocryphe, mais qui reste criante de vérité): « Après le 1er janvier vient le 2. »

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Les obsolètes : l’amour des boxeurs noirs pour les Cadillac. « Cinq mètres de long sur deux de large, deux tonnes et des poussières, six litres et quelques de cylindrée, des pare-chocs monstrueux munis d’obus hypertrophiés de la taille approximative des seins de Jayne Mansfield », écrit Frédéric Roux. Les Cadillac freinaient peu, et prenaient la route pour une patinoire. Le chauffage de celle de Cassius Clay n’a jamais marché, et le klaxon se déclenchait dans les virages.

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(Suite)
Frédéric Roux dit aussi que plus encore que posséder une Cadillac, la marque de la vraie réussite était d’en offrir une à sa femme.

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Personne ne sait
S’il existe, ni même si l’on doit établir, fût-ce arbitrairement, une hiérarchie entre les membres. Un pied vaut-il moins qu’une main ? Un coude qu’un genou ? Un œil est-il supérieur à une oreille ? L’épiploon à la dure-mère ? Pascal écrit que « la tête est plus nécessaire que les pieds » ; mais nécessité n’est pas vertu.

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Alors que la troisième vague s’annonce, l’hôpital manque de tout :

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(Dernière minute)
Méditation pour commencer correctement l’année
Police, covid, féminisme 2.0, réseaux sociaux… « Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pascal). Expliquez et commentez.

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L’immatriculation des vélos neufs, obligatoire à partir du 1er janvier 2021, des vélos d’occasion à partir du 1er juillet. L’opération est présentée alternativement comme une mesure de sécurité (le marquage découragerait le vol), et comme une mesure écologique (le vol découragerait la pratique du vélo). En France, il se vole 250.000 voitures par an, toutes immatriculées.

Pendant ce temps, la vaccination contre le covid-19 commence. Le « Système d’information Vaccin Covid » est mis en place. Il s’agit d’un fichier qui recense les personnes vaccinées, et contient des informations très complètes sur elles, leur état de santé, et jusqu’au nom du professionnel de santé qui les a vaccinées. Le ministère assure qu’il ne s’agit pas de « fliquer les Français pour savoir qui est vacciné et qui ne l’est pas », mais d’assurer le suivi médical de la personne, et d’utiliser les données à des fins statistiques. Pourtant, à la question qu’on pourrait éventuellement poser « comment fliquer les Français pour savoir qui est vacciné et qui ne l’est pas? », la réponse serait bien: en fichant ceux qui le sont.

Pour l’instant, il n’est pas question de vacciner les vélos.

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Le concert du Nouvel An à Vienne est donné sans public cette année. Une appli a été créée pour l’occasion: on s’y inscrit, on y met sa photo, et on peut applaudir en direct devant son téléphone. L’essentiel est donc sauvegardé. Comme dirait Philippe Muray: « C’est bien. »

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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La troisième série (Papiers découpés) fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande en librairie ou chez l’éditeur, http://www.dulerot.fr).

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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