
Bonsoir tout le monde !
I’m not there ? En effet. Comme prévu, Bob Dylan aura donc brillé par son absence samedi aux cérémonies de remise du prix Nobel de littérature à Stockholm. Il avait un autre engagement au même moment (la twittosphère a persiflé qu’il avait piscine). Son attitude est dans le droit fil de la désinvolture avec laquelle il n’avait pas daigné décrocher son téléphone pendant deux semaines à l’appel du comité Nobel chargé de lui annoncer la nouvelle, puis entretenu le suspens sur sa venue en Suède.
Samedi, c’était donc le grand jour. Point de récipiendaire. Point de discours non plus. Les Suédois n’ont pas accepté qu’il ait pu être lu par un autre, il y a des limites. Précédemment, des lauréats empêchés avaient pu lire le leur en l’envoyant par vidéo. Il est vrai que Harold Pinter, traité pour la cancer qui l’emporta, Doris Lessing et Alice Munro également malades, et Elfriede Jelinek, notoirement agoraphobe et aérophobe, n’avaient pas réagi avec une tel j’menfoutisme, il s’en faut (quand on pense que Knut Ahnlund avait démissionné de l’Académie suédoise afin de protester contre le choix de la romancière et essayiste autrichienne jugé « indigne de la réputation du prix”, on se dit qu’aujourd’hui, c’est la moitié de l’Académie qui aurait dû se tirer eu égard à la virulence des débats qui s’y sont déroulés pendant le vote).
Samedi, Azita Raji, l’ambassadrice des Etats-Unis en Suède a juste lu un message de l’élu, lequel, commençant par un trop cool « Bonsoir, tout le monde ! », après avoir esquissé une audacieuse analogie entre son cas de conscience et celui supposé de Shakespeare, remercia. Morceaux choisis :
“Si jamais quelqu’un m’avait dit que j’avais la moindre chance de gagner le prix Nobel, j’aurais pensé que mes chances étaient aussi grandes que d’être sur la lune… Pas une fois j’ai eu le temps de me demander : ‘Est-ce que mes chansons sont de la littérature ? »… Il n’y a vraiment pas de mots pour décrire l’honneur de voir mon nom rejoindre ceux de géants de la literature tells que tels Rudyard Kipling, George Bernard Shaw, Thomas Mann, Pearl Buck, Albert Camus ou Ernest Hemingway… Je suis désolé de ne pas pouvoir être parmi vous, mais sachez que je suis assurément avec vous par l’esprit et je suis honoré de recevoir un prix si prestigieux… (l’intégrale ici en anglais)
Mon Dieu, il nous aura donc tout fait subir et nous aurons donc vécu assez longtemps pour entendre Bob Dylan citer Pearl Buck en référence ! Le discours en réponse de Horace Engdahl, académicien représentant le comité Nobel, fut rien moins qu’ampoulé. On le comprend car, pour être fidèle à lui-même, Bob Dylan ne s’en est pas moins, publiquement et internationalement, payé leur tête. Qu’on en juge ici. Après quoi Patti Smith, représentant l’absent (elle, manifestement, n’avait pas d’autres engagements), a chanté A Hard Rain’s A-Gonna Fall en s’emmêlant les pinceaux. Disons qu’elle avait un peu oublié les paroles (l’émotion !), ce qui n’a d’ailleurs pas déplu au public. Patti, on t’aime !
Il n’est plus permis de qualifier Dylan de chanteur, qualité désormais trop ordinaire pour l’héritier en ligne directe d’Orphée et de sa lyre, récompensé pour avoir su relever la tradition des bardes et troubadours. Il a peut-être une voix de shrapnel rouillé, n’empêche que de tous les lauréats du Nobel de littérature, c’est celui qui chante le mieux. Nous avançons dans un temps où on n’aura plus le droit de dire que Blind Willie ou Hurricane sont des chansons et leur auteur, un chanteur. Non, que des poèmes échappés de l’esprit d’un poète
On dira que ce n’était pas la première fois. Sauf que Sartre avait, lui, excipé d’une position morale et politique : l’écrivain doit rejeter les institutions. En fait, la dernière fois que le comité Nobel de littérature a pris une décision véritablement jugée incongrue, c’était en 1953, pour Winston Churchill. Son œuvre d’historien étant manifestement discutable, on loua le mémorialiste oubliant dans le même temps ce qu’il devait à un atelier de nègres. La récompense était de toute évidence politique. Cette fois aussi en quelque sorte car on ne saurait mieux dire le mépris dans lequel sont tenues tant la littérature que la poésie américaine. Ce qui laisse un goût amer, ce n’est pas tant le choix que le principe : la caution apportée à l’idée que seuls les chanteurs sont les vrais poètes de notre époque. Le fait est que la plus prestigieuse des récompenses littéraires a un effet canonisateur. Aussi, dans cette affaire, le vrai problème ce n’est pas Dylan mais le comité Nobel et sa responsabilité. Pour ne rien dire du chèque de sur lequel ne cracherait aucun poète lorsqu’on sait ce qu’est le plus souvent leur situation matérielle, et dont on n’imagine pas qu’il fasse cruellement défaut au quotidien d’un Bob Dylan.
Que cela ne vous empêche pas de lire Chroniques, le seul livre de Bob Dylan, premier tome lumineux de ses mémoires, ceint du bandeau magique « Prix Nobel de littérature », ce qui est assez rare pour un livre au format de poche (Folio). Il n’y est pas question de poésie sauf au début en passant (il en a lu quand il était jeune, lui aussi), se souvenant qu’un sonnet de Milton avait « l’élégance d’une folk-song », et à la fin lorsqu’il a la révélation de Rimbaud et son « Je est une autre ». Mais quand ils en parlent, de même que lorsqu’ils évoquent ses centaines de chansons, les dylanolâtres n’ont que la Poésie du Poète à la bouche, avec tant d’emphase qu’on entend les majuscules. Lui-même ne s’est jamais considéré comme un poète, mot qu’il déteste :
« Il n’est pas nécessaire d’écrire pour être un poète. On peut travailler dans une station-service et être un poète ».
Dans Chroniques, on appelle « chanson » une chanson. Pour combien de temps encore ? Car depuis que les académiciens suédois ont fait leur coup, et que leur secrétaire perpétuelle a inscrit le lauréat dans la tradition d’Homère, il a convenu que, en effet, quand on y pense, The Ballad of Hollis Brown, Joey, A Hard Rain sont d’une qualité, comment dire, “homérique”. Peut être ont-ils pris au mot et au premier degré l’idée selon laquelle on reconnaît un écrivain a sa voix, alors que c’est bien entendu le son qui se dégage du texte. Seuls les musiciens ont compris que ses chansons étaient plus que des paroles.
Le charivari provoqué par l’annonce du Nobel s’inscrit dans un contexte rongé par le relativisme culturel, le brouillage des frontières, la confusion des genres littéraires, et les protestations du romancier Stephen King contre les critiques de ce Nobel n’y changeront rien. Au même moment, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel a dressé l’inventaire des « 50 romans de notre temps ». Un seul écrivain a l’honneur d’y apparaître trois fois, et ils se sont retenus pour la quatrième : Michel Houellebecq, aussitôt consacré « le poète de notre époque » (sic !) De quoi accabler ceux qui ont vraiment lu ses recueils de poésie. Si Houellebecq est un poète, alors Baudelaire était un crooner.
Mais quand y a-t-il poésie ? Lorsqu’un mot en rencontre un autre pour la première fois, disait Jean Tardieu. Ou lorsqu’il y a une ouverture sur les profondeurs appuyée sur un vocabulaire du secret, selon Philippe Jaccottet. Les générations de lycéens et d’étudiants à venir devront faire plutôt avec Dylan et Houellebecq. Leur point commun ? Pareillement menteurs et insaisissables, ils sont plus intelligents que leurs admirateurs et tellement plus malins ! Après leur statufication, on n’ose plus se dire romancier ni même écrivain de peur de déchoir. Allez, tous poètes !
Ils se sont crus cool et ils se sont ridiculisés. Et dire qu’il y en a encore dans les medias français pour juger le choix du comité Nobel « historique », audacieux et pourquoi pas subversif et radical, dans sa remise en cause salutaire du statut poussiéreux de la littérature … Quelle misère intellectuelle ! Si les Nobel ont voulu à tout prix couronner un poète, ils n’ont donc trouvé que celui-ci dans la masse internationale ? S’ils ont voulu célébrer un américain vingt-trois après avoir couronné Toni Morrison, ils n’ont donc trouvé que celui-là ? Mais qu’est ce que la poésie et l’Amérique leur ont fait pour qu’ils lui vouent un tel mépris ?
Souvenirs, souvenirs… En 1969, le prix du Gouverneur général pour la poésie, la plus prestigieuse récompense littéraire du Canada, récompensa l’auteur de l’anthologie Selected Poems 1956-1968 ; mais sans arrogance, assez embarrassé mais déterminé, le poète-lauréat l’avait refusé au motif que « la poésie elle-même l’interdit absolument’. Un certain Leonard Cohen. Quelle classe, quelle élégance…
(Photos Kevin Winter et D.R.)