de Pierre Assouline

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La République des livres
De la Pléiade et de son inventeur, Jacques Schiffrin

De la Pléiade et de son inventeur, Jacques Schiffrin

Il y a une vingtaine d’années, en me mêlant à la foule littéraire qui se pressait au fameux cocktail annuel des éditions Gallimard dans ledit « jardin de la Pléiade », j’aperçus de loin leur Pdg Antoine Gallimard en grande conversation avec l’éditeur américain de Pantheon Books,  André Schiffrin. Animée, elle me parut de plus en plus vive sinon nerveuse. Lorsqu’ils me virent, ils me firent signe de m’approcher. Ils pensaient avoir trouvé en le biographe de Gaston Gallimard l’arbitre de leur querelle : le grand éditeur a-t-il « tué » le fondateur de la Pléiade en le licenciant parce que juif au début de l’Occupation ? Comme je fis remarquer au fils de Jacques Schiffrin (Bakou 1892- New York 1950) qu’il m’avait une fois promis de m’ouvrir « la valise aux archives » afin que j’y étudie la correspondance et les archives de son père qui s’y trouvaient enfermées depuis la fin de la guerre, le petit-fils de Gaston Gallimard proposa aussitôt de financer le voyage et d’en publier le résultat « quel qu’il fut » dans la Nouvelle revue française.

Ces fameux documents, censés faire toute la lumière sur ce point précis de l’histoire de l’édition sous la botte nazie, riches de révélations annoncées, je n’ai jamais pu les consulter malgré les rapports cordiaux que j’ai pu entretenir par la suite avec l’éditeur new yorkais. Aussi est-ce avec un intérêt tout particulier que je me suis précipité sur le livre de Amos Reichman Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil (22 euros, 288 pages, Seuil). Un portrait plutôt qu’une biographie que publie Maurice Olender dans sa fameuse collection « La librairie du XXIème siècle ». Mais un portrait admiratif qui contient en creux un portrait à charge de Gaston Gallimard.

Avant de devenir la prestigieuse collection que l’on sait, la Bibliothèque de la Pléiade est créée à Paris en 1923 par Jacques Schiffrin en association avec quelques proches sous l’enseigne des éditions de la Pléiade. Je revois encore Simon Schiffrin, son frère directeur de production dans le cinéma (Quai des Brumes etc) m’en raconter les débuts chez lui assis devant l’une des rares collections complètes de la Pléiade depuis la toute première : « On l’a appelé « Pléiade » parce qu’on était une petite bande de juifs russes exilés à Paris et que cet esprit de groupe se dit pleiada en russe… ». Jacques Schiffrin affine progressivement son projet assez révolutionnaire qui consiste à faire tenir énormément de texte composé dans un beau caractère Garamond à la confortable lisibilité, dans un format de poche maniable, relié souplement en pleine peau. Son aventure dure dix années en toute indépendance avec ce que cela suppose de difficultés et d’obstacles. Jusqu’à ce qu’il appelle au secours afin d’éviter faillite et liquidation. Son ami André Gide (ils avaient fait ensemble le fameux voyage en URSS en août 1936 avec Dabit, Guilloux, Herbart) s’entremet naturellement auprès de Gallimard qui rachète donc la Pléiade et en devient propriétaire, Schiffrin étant le directeur de la collection.

Les accords de Munich en 1938  accentuent son pessimisme et le plongent dans une angoisse qui ira cescendo. A cette date, « le mal est incrusté » écrit Amos Reichman. Son état de santé s’en ressent : gros fumeur, il souffre des poumons et ne tarde pas à déclarer un emphysème qui finira par l’emporter. Dans ses dernières années, le visage spectaculairement émacié, lugubre dans ses portraits, il ne pesait plus que 49 kgs.

Le 5 novembre 1940, Gaston Gallimard lui adresse une lettre à la sécheresse toute administrative pour lui signifier qu’il ne fait plus partie de la maison. La Propaganda-Staffel l’exige pour tous ses employés et cadres israélites. Elle avait la Nrf dans le collimateur en raison de tout ce que son catalogue abritait d’auteurs communistes, juifs, francs-maçons etc Comme bientôt tous les éditeurs parisiens au même moment, et comme tout chef d’entreprise, tout responsable dans la fonction publique etc, l’éditeur se mettra également en règle avec le statut des Juifs. Jean Paulhan assura l’intérim à la tête de la Pléiade. Chez Gallimard, d’autres tels que le directeur commercial Louis-Daniel Hirsch et les membres du comité de lecture Robert Aron, Benjamin Crémieux, Pierre Seeligmann subissent le même sort pour les mêmes raisons. Un temps réfugié en zone libre, Schiffrin et sa famille parviennent à gagner New York. Il y reprend des activités d’éditions avec Kurt Wolff notamment et lance différents projets mais jamais, lui qui s’était fait naturaliser en 1927 par amour pour son pays d’adoption, ne se guérira de sa nostalgie de l’Europe et surtout de la France, de son regret du monde d’avant.

Le plus gênant, c’est l’insistance de l’auteur à faire de Jacques Schiffrin une victime à part, alors qu’il a subi le sort commun aux Juifs, et de faire de Gaston Gallimard l’artisan acharné de sa déchéance ; or non seulement celui-ci a comme tous les autres appliqué les consignes qui lui permettaient de rouvrir sa maison (et donc de verser leurs droits aux auteurs, tous les auteurs, les collabos comme les résistants) et d’en éviter l’aryanisation avec nomination d’un administrateur provisoire (on la disait « enjuivée »), mais il a fait en sorte que, même loin de la France, les droits du proscrit soient respectés en versant régulièrement les pourcentages qui lui étaient dus à sa sœur et sa belle-famille. En l’espèce, à partir de 1933,  3% sur le prix fort des livres parus sous sa direction. Dans une lettre du 2 août 1940, Jacques Schiffrin disait lui-même que Gaston Gallimard allait y être « obligé« . Or quand on lit ce livre, on a l’impression d’un acharnement particulier : Schiffrin y est renvoyé, licencié, congédié etc A croire qu’il y avait volonté de lui nuire. Il y est une victime et Gallimard, un coupable.

Outre que l’écriture est laborieuse, la pensée est d’une naïveté surprenante venant d’un historien : « La maison d’édition avait été zélée, elle avait obéi, comme les trop bons élèves soucieux de bien faire ». De nombreuses répétitions gâtent la lecture à commencer par le contenu de la fameuse lettre de licenciement dix fois martelé. On peut regretter que, malgré son accès privilégié aux sources, l’auteur n’accorde que deux lignes aux débuts de Jacques Schiffrin comme secrétaire particulier du grand historien de l’art et expert Bernard Berenson. Et plus encore qu’il liquide en quelques lignes le contexte général de l’édition sous l’Occupation et toute la complexité de la situation.

Jacques Schiffrin se sentait dépossédé de l’œuvre de sa vie, ce qui laisse à croire qu’il en aurait été spolié, alors qu’il l’avait vendue depuis des années et y a travaillé par la suite pendant des années. Quinze jours ne s’étaient pas passés depuis la Libération de Paris que Raymond Gallimard lui proposait déjà de rentrer en France afin d’y reprendre les fonctions qu’il occupait avant-guerre à la tête de « votre Bibliothèque de la Pléiade » et s’engageait à l’aider financièrement le cas échéant outre le reliquat de ses droits (642 593 francs lui avaient déjà été versés pendant toute la durée de la guerre via sa belle-famille sur les 1 026 682 francs qui lui étaient dûs et qui lui furent versés, les relevés de compte faisant foi). Mais après-guerre, même un forfait ne lui convenait plus et ce sont ses héritiers qui, en 1959, se dégageront totalement et définitivement de la Pléiade  moyennant la somme de 3,5 millions de francs. De quoi générer de l’amertume mais pas de conflit.

De son propre aveu, Schiffrin était trop dépressif et trop faible pour envisager un tel retour. Tout cela est très clair à la lecture du volume de la Correspondance échangée entre Gide et Schiffrin et publiée par Gallimard en 2005  précédée d’une préface… d’André Schiffrin. De plus, dans la publication régulière de la Lettre de la Pléiade qui propose une mine d’informations sur les auteurs et sur leurs livres issues des archives Gallimard, on a pu lire ces dernières années des extraits des lettres échangées entre Jacques Schiffrin et Dimitri Snégaroff, l’imprimeur de la Pléiade (imprimerie Union)

Que Jacques Schiffrin se soit senti cruellement « trahi », lui qui était déjà affaibli par la maladie et terrassé par la mélancolie, et qu’André Schiffrin (dédicataire du livre) ait hérité de cet état d’esprit par piété filiale, cela se conçoit. Mais qu’un historien en fasse autant en épousant son ressenti sans esprit critique, c’est regrettable (et l’indigente préface de Robert Paxton n’arrange rien). On ne rendra jamais assez hommage à l’inventeur de la Pléiade, orgueil de notre patrimoine culturel. Mais ce n’est pas Gallimard qui a trahi Jacques Schiffrin, c’est la France.

(« Jacques Schiffrin à New York » photo D.R.)

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