
De l’effet pervers en littérature
Pour qui fait profession d’observer la vie littéraire au quotidien, rien n’est réjouissant comme la rencontre inopinée en librairie de deux livres qui paraissent en même temps, sont peut-être disposés innocemment bras dessus bras dessous dans certaines librairies et se parlent à l’insu de leur plein gré, nouant ainsi une discrète conversation dont tout lecteur peut tirer profit. Le cas depuis peu de La nuit sur commande (180 pages, 19 euros, Stock) de Christine Angot et de Déshonorer le contrat (153 pages, 19 euros, Gallimard) d’Antoine Compagnon. Deux essais dont on pourrait penser a priori qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre alors qu’à l’examen ils ont tant à se dire.
Christine Angot avait accepté la commande d’Alina Gurdiel et de Manuel Carcassonne, la directrice de la collection « Ma nuit au musée » et le patron des éditions Stock, de jeter son dévolu sur un musée ou une collection (l’ancienne Bourse de commerce investie, c’est bien le mot, par l’homme d’affaires François Pinault il y a quatre ans pour y exposer des oeuvres de ses artistes), d’y passer la nuit à déambuler puis de dormir sur un lit de camp et d’en ramener un livre, le 22 ème de la série. Seulement voilà : qui s’adresse à Angot ne doit pas s’attendre à ce qu’elle fasse autre chose que du Angot sauf à être bien naïf. Trop libre, trop indépendante, trop Angot pour obéir à un autre désir de livre que le sien propre. Ce n’est pas quelqu’un à qui l’on donne une consigne. Encore moins un dispositif d’écriture. Quant à Pinault, s’il en a accepté le principe (après tout, c’est chez lui), et qu’il s’est imaginé que l’écrivaine, comme d’autres de la collection, ferait l’apologie du lieu, sa surprise a dû être aussi grande qu’est haute la verrière de la Rotonde de sa Bourse.
Non seulement Angot est venue avec sa fille Eléonore mais elle n’a pas passé la nuit sur place comme prévu. A une heure du matin, elle en a eu assez et s’est tirée ailleurs. Le musée en question est donc expédié en quelques pages à la fin de son texte, mixtures d’appréciations extraites du Livre d’or et de GPT. Tant mieux parce que ce qu’elle a à dire de l’art et de la littérature mais aussi des mondanités artistiques et littéraires auxquelles il lui est arrivé d’assister sinon de participer, est autrement plus excitant. A Paris, cela va de soi, mais aussi à Châteauroux, Nice, Reims… Car il fut un temps, il y a longtemps, où elle fréquenta ce Milieu, disons plutôt le microcosme de l’art contemporain, jusqu’à devenir l’intime de Sophie Calle, Jean-Michel Othoniel, Christian Boltanski, Claude Lévêque & co, un tout petit monde où l’on brasse souvent des sommes considérables, où des créateurs sont parfois les marionnettes de marchands, galeristes et collectionneurs, où toute conversation de vernissage sur le marché de l’art dévie exclusivement sur le marché au mépris de toute réflexion sur l’art (et dans une ignorance crasse de l’histoire de l’art).
Rejetant le respect des conventions, Angot en fait un récit implacable, une satire tordante mais sans violence ni agressivité car tempéré par l’humour qui explore les rapports de pouvoir et de domination dans un univers où l’argent suinte par tous les pores. Même si le pied-de-nez n’était pas dans son projet, c’est peu dire qu’elle se paie la tête de ses commanditaires même si elle va bien au-delà dans une pure démarche d’écrivaine, rivée à tous moments à son autobiographie pour le moins chahutée (son père, qui l’emmenait adolescente au musée une fois la nuit venue lui faisait des demandes qui étaient autant de commandes)- et comment en serait-il autrement dès que la célébrité acquise lors du coup de tonnerre de la publication de L’Inceste (1999) a fait d’elle une personnalité invitable et admissible dans ce milieu-là.
La présence de l’étranger y est sollicitée par intermittence avant d’être renvoyée à son statut d’intrus. Piteuse élite qui se donne pour une aristocratie du nouveau goût ! A la place de ses commanditaires, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, on dirait qu’un si spectaculaire retournement, la plus inattendue des (dés)installations de la rentrée littéraire de printemps, était espérée. Il en nait une tension suivie d’un apaisement comme on en rencontre rarement dans les récits de soi. Par facilité de langage, on dirait que cette réussite littéraire est l’effet pervers de ce détournement de commande. Encore faudrait-il s’entendre sur le sens de l’expression, si glissant qu’il parait signifier aujourd’hui bien autre chose qu’il y a, disons, une soixantaine d’années. Toute une tendance parmi les psychanalystes et psychiatres n’a jamais supporté que les Foucault, Deleuze, Guattari, Genet, Lacan entre autres détournent la perversion de son sens classique figé par la nosographie médico-légale et l’esthétisent jusqu’à ce qu’un Barthes définisse systématiquement l’écriture par la perversion, un défi à la Loi- et le contrat comme un modèle vénal inspiré par la prostitution.
Au fond, en pervertissant la commande, Christine Angot a contrefait le protocole qui lui était proposé/imposé. Ce qui nous renvoie à Déshonorer le contrat d’Antoine Compagnon. L’historien de la littérature, qui fut autrefois le jeune assistant de Roland Barthes au Collège de France, y examine de plus près les rapports qu’entretenait l’essayiste et théoricien avec la commande. Chemin faisant, ceux qui connaissent mieux son œuvre que sa biographie, y découvriront nombre de détails édifiants. C’est peu dire qu’il ne dédaignait pas les besognes parasites. Antoine Compagnon parle même de mercenariat, de l’apprentissage nécessaire de l’écriture au kilomètre et va jusqu’à affirmer:
« Qui n’a pas été payé à la ligne ne sait pas ce que c’est qu’écrire »
Procrastinateur, Barthes écrit toujours à la demande de quelqu’un, à son incitation, répondant ainsi au désir d’un autre que lui-même. A la fois peine et bienfait, l’écriture lui est une tâche ; c’est pourquoi il la fonctionnarise. Il a besoin d’un contrat pour s’y mettre étant entendu que cela suppose un don et un contre-don. Sarrasine (1830), la nouvelle de Balzac, fut largement étudiée par Barthes comme l’histoire d’un contrat déshonoré dans une société où il convient de tenir ses engagements là où d’autres tentent de faire un enfant dans le dos. Quand on dit « commande », on entend souvent « commandement ». On dira qu’il avait besoin d’argent et de pouvoir. Et puis quoi, il y a quelque chose de stimulant dans ce type de défi. Or bien après, lorsque Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes par Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, le structuralisme, la revue Tel quel, l’élection au Collège de France en firent un maitre à penser dans certains milieux, il continua mais avec davantage de discernement ; encore que celui-ci lui fit défaut lorsqu’il accepta par exemple de préfacer en 1976 Clefs pour la science-fiction des jumeaux Bogdanoff ( !) ; pour sa chance, bien que son texte fut livré à temps, l’éditeur lui en préféra un autre de Ray Bradbury…
En réenvisageant Roland Barthes sous ce prisme bien particulier, on découvre un tout autre rapport à l’écriture. C’est à se demander si cet écrivain à la plume étincelante, essayiste d’une intelligence si aiguë qu’elle en était parfois inintelligible hors de son cercle, ne fut pas un romancier raté, avorté, mort-né en raison même de son rapport à la demande extérieure. S’agissant d’une fiction, elle doit venir d’un désir intérieur. Dans l’admiration éperdue et jamais démentie de Proust, Barthes aurait rêvé d’écrire une autre Recherche du temps perdu. Or le problème, c’est que ce désir-là ne se commande pas. Comment peut-on désirer un livre qui vous a été commandé ? On aura beau citer l’exemple de Tristes tropiques, l’analogie ne tient pas : Jean Malaurie ne l’avait pas commandé à Claude Lévi-Strauss pour sa fameuse collection « Terre humaine » chez Plon : il le lui avait juste demandé, et c’est toute la différence. La proposition tombait bien, comme tombaient bien les propositions du même genre qu’Albert Skira fit à nombres de plumes prestigieuses pour sa collection « Les sentiers de la création ». En fait, Roland Barthes essaya d’adopter l’attitude d’Igor Stravinsky tel que celui-ci l’exposa dans ses Mémoires :
« Le truc, bien sûr, c’est de choisir sa commande, de composer ce que l’on a envie de composer et de se le faire commander ensuite »
Toute l’habileté consiste non seulement à persuader le commanditaire qu’il est bien, lui et lui seul, à l’origine du projet puis, une fois signé, de se le réapproprier en le poussant à bout jusqu’à une certaine limite. Sous la plume de Compagnon, on découvre que Barthes a été durant toute sa carrière un grand producteur de préfaces notamment à l’intention des patrons de ce qu’on appelait « les clubs », secteur profitable et prolifique dans l’édition des années 1950 à 1990 : la Guilde du livre (Lausanne), le Club français du Livre, le Club du meilleur livre, le Club des libraires de France, le Grand livre du mois, France-Loisirs…
Après une étude un peu trop technique et inutilement fouillée de ce domaine, l’auteur nous révèle que Barthes était du genre à détourner un peu la commande s’agissant notamment des présentations de classiques : La Bruyère, Chateaubriand etc. Et même de classiques modernes où on le voit traiter avec condescendance L’Etranger avant de prendre de haut La Peste alors qu’il est censé « vendre » Camus au lecteur qui doit être mis en appétit. Ses préfaces aux œuvres de Racine connaitront une certaine gloire car recueillies par la suite avec d’autres textes de lui dans son volume Sur Racine, elles seront à l’origine de la fameuse et virulente polémique Barthes-Picard qui enflammera conservateurs et avant-gardistes durant un an au sein de l’université. Tous les livres de Barthes parus de son vivant ont été écrits à la commande, sauf un : Fragments d’un discours amoureux. Son meilleur livre.
(« Roland Barthes aux côtés de Marie-France Pisier dans Les soeurs Brontë d’André Téchiné, phonogramme D.R. ; « L’Extase de sainte Thérèse, sculpture en marbre du Bernin », 1645-1652, Chapelle Cornaro, Rome, photo Filippo Monteforte)
22 Réponses pour De l’effet pervers en littérature
Une pieuse pensée pour la regrettée Marie-France Pisier.
Bon, ben… la perversion et la perversité de la commande littéraire… mais une fois encore, mobiliser « l’effet pervers » n’est qu’un lieu commun de bistro dont on fait remonter la vulgate aux détournements de ladite ‘french theory’. Absurdité germanopratine supplémentaire. Comme par hasard, nulle mention la sociologie « scientifique » d’un Raymond Boudon dans cette affaire, superbement ignorée au profit d’une vulgate inepte. Comme s’il n’aurait pas mieux valu rendre hommage au père de l’individualisme méthodologique français, lui-même largement influencé par Robert K. Merton, et débatteur du « fonctionnaliste » américain… Tout ça pour nous actualiser du Catherine Angot et de l’Antoine Campagnon…
Allons y voir, certes, mais avant tout, eetons un œil moins équivoque sur le poids des mots, le choc ces photos, si possible.
https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1981_num_23_3_1689
Bàv, et bonne chance pour votre nouveau billet. Hein !
21.18 -> Clavier mal tempéré… On en corrigera aisément les bévues, je pense.—
@ Fragments d’un discours amoureux. Son meilleur livre.
Eh bé, décidément, nous n’aurons jamais les mêmes valeurs ! Ce qui n’est pas très grave, bien entendu, et n’empêchera pas la disputatio. Déboussoler une idole comme Roland Barthes… autant tirer une fois de plus sur une ambulance… Comment a-t-on pu à ce point idolâtrer une nullité pareille ? Cela restera un grand mystère…
De Boudon, relisons plutôt « l’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses », qui nous expliquait en 1990, le poids de l’effet des inférences dans les démonstrations scientifiques les plus rigoureuses. Elle sont toujours d’actualité, semblerait-il, et depuis Latour, plus que nécessaires et banales dans la logique de la découverte scientifique elle-même, serait-elle la plus dure qui soit.
Bàv,
(Micron le caméléon appelait avant-hier les chercheuses et les chercheurs des Etats-Unis à rejoindre la France libre, et voilà qu’hier le gouvernement annonçait la suppression des budgets pourtant déjà alloués à la recherche ; le mec a indéniablement un talent littéraire)
La tombe d’Alfred Agostinelli est en ruine au cimetière de Nice.
Une souscription nationale est lancée…
https://souscription.amisdeproust.fr/fr/?fbclid=IwY2xjawJ7h_VleHRuA2FlbQIxMABicmlkETBOeE9PTEpETU53aVE4WVNQAR61RnqXHMrBka6P86Kbltd9T47nvmoXUOIKh7Wx-6qtMVdMYN9eKH9idluX8w_aem_5Jb97WIrBDHqUCN5T6nLiA
Tous mes livres publiés à ce jour sont des commandes, le plus souvent sollicitées par moi-même auprès des éditeurs : une quarantaine de livres documentaires dans lesquels sont insérées des bribes d’autofiction…
C’est un bilan honorable, Jazzi
Elle se tient sur le côté de l’amphithéâtre, debout, mince attentive. Elle est habillée de noir, pantalon, pull. Chaussures plates, cheveux courts. Elle s’asseoir aux côtés de Paule Constant qui ne parlera que de son dernier livre, La nuit sur commande, alors que le sujet du débat proposé est autour de son documentaire La famille.
On lui donnerait quinze ans. Elle est puissante et éminemment fragile. Elle précise « Dire non, écrire, il faut écrire. Je suis écrivaine ».
La perversité, est, expressément, bâtie sur le fait de jouir de faire souffrir l’autre.
En passant, le fait que l’autre ne soit plus là éradique toute perversité.
S’il y a bien un mot qui ne convient pas pour désigner Christine Angot c’est bien celui de perversité.
Je le remplace par l’Insoumise.
Je ne suis pas sûre que ses mots emploie « il faut ».
emploient
C’est le fils qui la porte sur son dos, pour l’emmener à Narayama.
Avant cela, des années durant, on a mis dans le lit de la vieille dame les bébés et jeunes enfants, pour la transmission de l’énergie vitale.
Ce à quoi il faut s’intéresser, c’est à la razzia sur les biens.
Il y a beaucoup à apprendre.
Les filles sont pires que les fils, qui sont, eux, catastrophiques.
Elle ne s’habille pas. Elle se vêt.
https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/creuse/gueret/par-le-passe-des-crises-comme-celles-ci-on-n-en-a-pas-connu-vieux-vetements-chaussures-nos-poubelles-debordent-de-dechets-textiles-3139100.html
C’est parce qu’elle n’a pas besoin de plaire.
Bof Barthes. Et pour une fois, je suis d’accord avec le bestiau des Charentes, celui qui a lu tout ce qu’il est inutile de lire en négligeant l’essentiel (un bestiau bien obéissant et bien lourdingue), Fragments d’un discours amoureux est un pur navet.
Quelques textes du degré zéro dont celui sur La Rochefoucauld dans lequel il note les différences entre une lecture fragmentaire et une lecture continue.
Commande. Le sacre de Napoléon de José Cabanis est un chef-d’œuvre.
Quant à toutes ces collections d’art contemporain, elles ne sont pour la plupart que des monuments ridicules érigés au mépris même de ceux qui les financent par de petits escrocs parasites et généralement sidimotes.
Hurkhurkhurk!
(Reste que je suis toujours aussi fou de Tinguely.)
L’autre pédocriminel est loin de la gloire.
https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/nievre/nevers/vers-un-proces-accuse-de-viols-sur-mineurs-le-plasticien-claude-leveque-vise-par-de-nouveaux-temoignages-3140048.html
Le plasticien cité serait un pédocriminel.
Fini. 494 pages.
Je vais pouvoir le prêter à ma mère ♥️.
Issur Danielovitch.,,,♥️
Son père était russe. Sa mère ukrainienne.
https://www.muses-et-art.org/une-breve-histoire-du-mecenat-
artistique/
Je feuillette « L’homme de l’art, D.H. Kahnweiler » (Balland) dont l’auteur est Pierre Assouline. Et un livre précieux de Daniel-Henry Kahnweiler « Juan Gris »(Gallimard).
Que penser de ce marchand de tableaux sans qui la peinture moderne, les cubistes, seraient restés souvent méconnus ? Que seraient les peintres dans les galeristes, les écrivains dans les éditeurs, les cinéastes dans les producteurs ?
Ce dernier livre,un bon complément à la biographie consacrée à cet homme par Pierre Assouline.
Ce billet est une façon de voir l’écriture sur commande.
Reste le mystère de la création qui hélas parfois reste inconnu du public si aucun mécène ne passe près du créateur, s’attarde, apprecie, veut faire connaître.
Peut-on faire l’impasse sur l’histoire du mécénat ?
sans/dans
« Les gens de lettres ont senti enfin que toute dépendance personnelle d’un mécène leur ôtait le plus beau de leurs avantages, la liberté de faire connaître aux autres la vérité lorsqu’ils l’ont trouvé, et d’exposer dans leurs ouvrages, non les prestiges de l’art d’écrire, mais le tableau de leur âme et de leurs pensées.»
Nicolas de Condorcet, Éloge de D’Alembert
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