Fruits secs et échec littéraire
« Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Echoue encore. Echoue mieux ».
Du Beckett tout craché, sans aucun doute, mais dans lequel de ses livres, cela m’échappe encore. Impossible de ne pas y penser en découvrant le très instructif dossier consacré à « Autopsie de l’échec littéraire » sous la direction de Christophe Bertiau et Chanel de Halleux dans COnTEXTES, une revue de sociologie de la littérature consultable en ligne.
Passons sur son titre qui suppose le phénomène inactuel quand la chose nous parait intemporelle si l’on en juge par les cris et chuchotements de notre vie littéraire. L’histoire de la littérature étant avant tout la chronique et l’analyse du succès, son envers est rarement évoqué. Trop négatif, trop sombre, trop pessimiste ? Peut-être mais, ce dossier en témoigne, ce n’est pas une raison pour reléguer ad eternam les fiascos dans le long silence, contre lequel ces sociologues plaident brillamment au tribunal de la postérité littéraire » – même si dans Voyage au bout de la nuit, Céline faisait dire à Bardamu qu’invoquer sa postérité revient à « faire un discours aux asticots ».
Il y est question d’écrivains illégitimes, d’auteurs non consacrés, de poètes crottés, de génies malheureux, d’artistes maudits, de grands esprits incompris, de tout petits maitres, de malchanceux des lettres, de martyrs ridicules, de publicistes obscurs, de déclassés des lettres, de Bartleby d’estaminet, de talentueux mal aimés, d’invendus qui se font une gloire de n’être donc pas des vendus… De ratés, au fond, dont beaucoup imputent leur infortune au milieu, au système, au gouvernement…
Certains livres inconnus gagneraient à ne pas sortir de l’ombre, et certains romans jamais réédités depuis des lustres méritent de le rester. Il n’empêche : rien n’est plus subjectif que l’échec, notion des plus fuyantes, qui est le plus souvent un sentiment d’échec. Tout dépend du point de vue et de l’époque. La nôtre a tendance à considérer que le capital symbolique (prestige, honneur, reconnaissance) est inversement proportionnel au capital matériel ; et comme la société héroïse la victime, valorise la souffrance issue de la marginalité, il arrive qu’un échec soit couronné de succès et participe même du culte si contemporain de la performance. Il ne suffit pas de rater, encore faut-il y mettre un certain talent, les plus rares y parvenant même avec génie.
Deux contributions en particulier émergent ce dossier. L’une signée de Jean-Didier Wagneur consacrée à la notion de « bohème littéraire » née sous la Monarchie de juillet. 1830 est un tournant. Faute de trouver des médiations (revues, journaux, librairies), le candidat à l’échec littéraire usa dès lors d’une stratégie de groupe. D’où une esthétique du ratage, la passion romanesque des losers etc. La seconde due à Marceau Levin revient longuement sur l’expression « fruit sec » (terme d’argot désignant à Polytechnique celui qui avait raté sa sortie de l’Ecole et dont Flaubert fit le titre originel de L’Education sentimentale) ; elle désigne par extension un auteur comme unique responsable de son échec. Son sentiment d’exclusion l’encourage inévitablement au ressentiment, à l’amertume, à l’envie, à la récrimination.
L’échec littéraire suppose l’incompréhension suivie du rejet d’une œuvre qui échappe aux radars de la consécration.Mais qu’il s’agisse de Victor Segalen et de Georges Darien jadis ou, plus près de nous, de Jean-Marc Lovay et d’Eric Chevillard, des écrivains dont le cas est longuement examiné dans le dossier, leur échec apparaît finalement très relatif. Car s’ils ne sont guère lus, ils sont loués, laurés, commentés, on leur dédie des rétrospectives, des thèses, une Pléiade ou un cahier de l’Herne. Les grâces du prestige et de la reconnaissance à défaut des grelots sonnants et trébuchants du succès.
Cela me revient : la citation figurant au début de cet article est extraite de Cap au pire, l’avant-dernière des nouvelles de Samuel Beckett que les éditions de Minuit publièrent en 1991 dans une traduction d’Edith Fournier :
« D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux ».
Il y dévoilait son art et sa manière de créer le pire des livres. Il n’y a pas à dire : Beckett, prix Nobel de littérature, une œuvre universelle traduite dans de nombreuses langues, pas un jour de l’année sans que l’une de ses pièces soit jouée quelque part dans le monde, question échec, c’est assez réussi.
(« Victor Segalen en Chine, 1914 » photo D.R.)
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