de Pierre Assouline

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La République des livres
Jane Austen forever

Jane Austen forever

C’est devenu un marronnier à l’approche des fêtes : la rediffusion à la télévision de films et de séries adaptés de l’œuvre de Jane Austen (1775-1817). Même Bollywood s’y est mis ! c’est dire si son langage est universel- et son succès increvable.  Elle n’avait pourtant écrit « que » six romans mais manifestement, on ne s’en lasse pas, Orgueil et préjugés en tête suivi par Raison et sentiments (les autres s’intitulent Emma, l’Abbaye de Northanger, Mansfield Park, Persuasion). Et cette fois, la librairie en ses nouveautés n’est pas en reste qui propose Ma chère Cassandra (traduit de l’anglais par Constance Lacroix, édité par Constance Lacroix et Emmanuelle Boizet, 562 pages, 32 euros, Finitude) en attendant la parution au printemps du Dictionnaire amoureux de Jane Austen de l’angliciste François Laroque. Il est vrai que cette année est un peu spéciale puisque l’on a célébré il y a quelques jours le 250 ème anniversaire de sa naissance. A Bath, où se trouve le Jane Austen Centre et à Chawton, où elle vécut à la fin de sa vie, on a fait ça en grande pompe. Elle n’est pas seulement populaire : elle jouit d’un véritable culte entretenu par le tourisme culturel sur ses lieux et ceux de ses livres. Prévenons tout de suite les lecteurs de Ma chère Cassandra (lire un extrait ici) : les lettres de la dear sister sont absentes du recueil, ce qui est dommageable à notre intelligence de leur conversation ; d’autant que c’est elle, Cassanda, qui a brûlé ou maculé une grande partie des lettres de Jane. Il faut dire qu’elle n’y va de main morte dans ses jugements sur ses proches et les petits, ses neveux, ne sont gère épargnés.

Il demeure très actuel, le sondage effectué il y a une vingtaine d’années par le quotidien britannique The Independant auprès d’une centaine d’écrivains de « là-bas ». Dis-moi qui te hante et je te dirais qui tu es … A chacun, ils ont demandé quel était leur personnage de fiction préféré. Ou plutôt celui qui les avait le plus durablement et le plus profondément marqué. Passons sur les noms qui ne diront absolument rien à un public non strictement anglophone, anglolâtre pour ne pas dire anglomane. Elisabeth Bennett de Orgueil et préjugés y figurait en bonne place. Bizarrement, on croit volontiers que son grand livre a été souvent porté à l’écran. Ce qui n’est vraiment pas le cas : au cinéma, il n’y a guère eu que le réalisateur américain Robert Z. Leonard pour s’y risquer en 1940 avec Laurence Oliver, sur une scénario de Aldous Huxley (parfaitement : « le » Aldous Huxley du Meilleur des mondes), pour un résultat solide mais sans éclat. En fait, le malentendu vient de ce que la trame du roman a été allègrement pillée depuis deux siècles par tous les raconteurs d’histoires (romanciers, dramaturges, cinéastes). Et pour cause : au XVIIIème siècle dans la campagne anglaise, les Bennet se trouvant désargentés s’emploient à faire épouser l’une de leurs cinq filles par un homme jeune, séduisant et fortuné qui vient de s’installer dans le manoir voisin…

On peut le lire comme un manuel à l’usage des jeunes filles pour leur enseigner l’art et la manière de faire la conquête d’un excellent parti. Mais la méprise vient aussi de ce que, comme le Brideshead revisited d’après Evelyn Waugh, Orgueil et préjugés a fait l’objet d’une remarquable et très populaire adaptation télévisée telle que la BBC en a le secret quand elle y met les moyens. Sinon, rien d’autre jusqu’à 2005 et ce bijou que fut le film de Joe Wright avec une inoubliable Keira Knightley ainsi que Donald Sutherland et Judi Dench. Une réussite à tous points de vue. La distribution est irréprochable, le scénario bien ficelé dans les ellipses tout en conservant la division du récit en trois actes a raison de situer l’action en 1797 qui est la date à laquelle Austen a écrit le livre, les dialogues sont au plus près du texte originel (il aurait fallu être fou pour se priver d’une telle finesse), la mise en scène légère en dépit des contraintes de la reconstitution historique et sensible malgré le poids obligé des décors et des costumes. Le tout, d’une gaieté, d’une pureté et d’une émotion rares dans la manière d’aborder le sentiment amoureux, est d’un romantisme comme on n’ose plus en faire tellement c’est trop et tellement c’est bon. La lumière surtout est une splendeur. D’une beauté sans apprêt ni affectation, ce qui est une prouesse dans un genre où le léché gâche tout (on ne regarde plus le film mais le raffinement de l’image comme dans Le Temps de l’innocence de Martin Scorcese d’après Edith Wharton). L’équipe a tourné dans sept demeures situées dans six comtés : Derbyshire, Lincolnshire, Berkshire, Kent, Wiltshire, Londres enfin. En un temps où, pour une femme, cela ne se faisait pas de publier un roman, de s’exposer au désir du public, plutôt que de se choisir un pseudonyme masculin, elle avait choisi de signer « by a lady ». On sut qu’elle était Jane Austen peu après sa mort au début du XIXème siècle. Malgré le plaisir pris au spectacle de la petite gentry dans l’Angleterre géorgienne, rien ne vaut de la lire et si possible en anglais si l’on veut savourer son ironie est mordante et l’acuité de sa critique sociale.

Un univers romanesque assez limité mais si vaste dès lors que l’on ouvre les fenêtres des sentiments et des émotions. Pour en savoir plus, son petit monde est donc bien documenté par sa correspondance. Reste à savoir si c’est nécessaire, voire indispensable, au lecteur désireux d’apprécier ses romans à leur juste valeur. C’est poser là tout le problème de la biographie d’écrivain. Dans le cas de Jane Austen, le public, du moins l’anglais, répond par un oui sans mélanges si l’on en juge par le succès de tous les dérivés de ses livres. Et puis quoi, le mariage n’est-il pas sa grande affaire étant entendu que la chose se présente sous la forme d’une intrigue aux multiples arborescences et tentacules. Mais enfin, elle a beau faire et y greffer, désirs inassouvis, jalousies mal dissimulées, mondanités pourvoyeuses en fiel, refoulements oppressants, dots introuvables et lèvres mordues, ça tourne un peu en rond du côté du Hampshire ; on comprend mal que certains écrivains et non des moindres persistent à la présenter comme la réincarnation de Shakespeare en prosatrice.

A l’origine était Virginia Woolf. C’est surtout elle la responsable de ce triomphe de Jane dans le panthéon des Lettres par-delà les siècles. Et comme celle-ci était aussi une lectrice de qualité, assez implacable dans ses critiques, son austenolâtrie a porté. On s’en doute, lorsqu’elle consacra ses conférences aux rapports entre les femmes et la fiction devant les jeunes filles des colleges de Cambridge en 1928, elle ne put manquer d’en faire l’une des figures centrales de ce qui serait un jour un bréviaire pour tant et tant sous le titre A Room of One’s Own (Un Lieu à soi, comme l’a justement traduit Marie Darrieussecq, et non Une Chambre à soi comme ce fut longtemps le cas avec Clara Malraux notamment). Jane Austen, elle, écrivait dans le salon et se sentait obligé de dissimuler ses feuillets sous un buvard chaque fois que quelqu’un y pénétrait. Immergée dans ses romans, Virginia Woolf demeure pétrie d’admiration devant le grand art de cette impressionniste avant l’heure, son goût de l’infini détail psychologique, sa délicatesse dans la manière de faire avancer chacun de ses personnages par petites touches car elle les voit toujours comme des individus et non comme un groupe. Dans un article de 1923 repris dans Le Commun des lecteurs (traduit de l’anglais par Céline Candiard, L’Arche, 2004), Virginia place très haut son génie de la satire parfois cruelle, cette façon d’observer que, dans un certain monde, les dames ont toujours l’air fatiguée. Nulle autre n’a su comme elle installer dans une pièce à vivre ou pire encore autour d’une table de dîner des silences si cinglants que certains personnages ne s’en remettent pas. « Ces imbéciles sont illuminés de beauté » relève Virginia parce que, tout en étant ferme, et même en notant des manquements à la gentillesse ou à la sincérité, c’est fait sans rancune ni malveillance. Tant de profondeur et d’acuité dans l’exposition et l’analyse de la vie quotidienne dans ce qu’elle a de plus ordinaire stupéfie et envoûte avec une fraicheur inentamée deux siècles après.

(« La chambre de Lady Elizabeth Germain à Knole dans le Kent « , tableau de James Holland (1799-1870) »; « Portrait de Jane Austen » s.l.n.d. ; « Sa dernière demeure à Chawtown, Hampshire » photo D.R.)

Cette entrée a été publiée dans cinéma, Littérature étrangères.

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commentaires

21 Réponses pour Jane Austen forever

Maurice revient... dit: 19 décembre 2025 à 10h35

Les romancières anglaises, les femmes les lisent avec nonchalance comme elles siroteraient leur five o’clock tout aussi nonchalamment.

puck dit: 19 décembre 2025 à 10h36

« A Room of One’s Own (Un Lieu à soi, comme l’a justement traduit Marie Darrieussecq, et non Une Chambre à soi comme ce fut longtemps le cas avec Clara Malraux notamment) »

la cuisine ?

closer dit: 19 décembre 2025 à 10h38

Pour que JB ait moins peur:

« Sophie Chauveau n’a pas seulement apprivoisé la mort des autres, elle a croisé la sienne à plusieurs reprises et le raconte avec un naturel apaisé et réconfortant. Scène mémorable : la dispersion des cendres de son père dans la mer, précédée pourtant d’un lourd passif, exhale la sérénité joyeuse qui traverse ce texte, baigné par la lumière et les parfums de la Méditerranée. Sophie Chauveau a adoré mourir, la lire peut revigorer les anxieux. »

J’ai adoré mourir de Sophie Chauveau, Editions Telemaque 325 pages

puck dit: 19 décembre 2025 à 10h43

ce qui plus intéressant d’analyser dans le contexte mondial actuel c’est la place de l’esclavage et du colonialisme dans l’œuvre de Jane Austen.

je veux dire ça sert plus à rien de faire cette impasse à une époque où le rôle diabolique joué par l’occident durant 5 siècles, et qui se poursuit encore aujourd’hui, est au centre des problèmes.

Jazzi dit: 19 décembre 2025 à 10h45

Dans « Ma chère Cassandra », la sororité en prend un coup !

« Bien rares étaient les beautés parmi les dames, et aucune d’entre elles n’avait vraiment beaucoup d’éclat. Miss Iremonger n’était pas à son avantage, et Mrs Blount fut la seule à être très admirée.
Elle était telle qu’en septembre, avec sa face de pleine lune, son bandeau de diamants, ses escarpins blancs, son époux rougeaud et son cou charnu. Les deux Miss Cox étaient présentes. J’ai reconnu en l’une d’elles les vestiges de la créature vulgaire aux traits lourds qui dansait à Enham il y a huit ans. »

closer dit: 19 décembre 2025 à 10h54

« A room is an area within a building that has its own walls, floor, ceiling, doors, etc » (Cambridge Dic.).

C’est nécessairement une pièce dans un habitation, pas un vague « lieu » qui pourrait être un coin dans le jardin ou un cagibi sous l’escalier!. Encore une traductrice qui se la pète…A proscrire!

« Chambre » était peut-être trop spécifique, « pièce », « bureau », auraient pu faire l’affaire, mais « chambre » reflète bien mieux l’intention évidente de l’auteur qui n’entend pas se contenter d’un vague « lieu ».

closer dit: 19 décembre 2025 à 10h58

Pourquoi Passou nous agresse-t-il sans arrêt avec des traductions débiles? Je vais finir par le prendre pour moi…
C’est d’autant plus dommage qu’il encense ici une auteure dont je suis un admirateur inconditionnel.

Rosanette dit: 19 décembre 2025 à 11h01

@JJJ merci de la lecture que vous me conseillez en cus afressant a mon avatar
Je lirai ce livre évidemment, et probablement avec interet
Sans doute en effet est – il le prolongement d’un ouvrage ancien du même Pierre Birnbaum, « Les fous de la République » auquel je me réfère souvent ,et qui présente diverses figures de cette première génération de juifs français parvenue au sommet de la méritocratie républicaine : les premiers à entrer au Conseil d’Etat, comme Leon Blum, André Spire ou Grundbaum-Ballin qui sera le rédacteur de la Loi de séparation , et aussi des personnages qui seront les fondateurs de lignées de grands fonctionnaires, celle des préfets Paraf , celle des Schrameck, ou de grands militaires comme le colonel Mayer, maître a penser de de Gaulle , ou ce qu’aurait pu devenir le « capitaine » Dreyfus
Ils étaient tous habités pour la France d’un amour éperdu fait de respect, d’admiration et de gratitude. Une passion de la France largement partagée par toute une communauté qui avait recu en cadeau la citoyenneté . Une realité que, curieusement, au soir de sa vie Barres reconnaissait et admirait

puck dit: 19 décembre 2025 à 11h03

« Scène mémorable : la dispersion des cendres de son père dans la mer »

tu veux dire quand au moment de jeter les cendres t’as une rafale de vent qui vient de la mer ? comme dans the big Lebowski ?

effectivement c’est une scène les plus drôles du cinéma.

Olivier Litvine dit: 19 décembre 2025 à 11h09


« ‘Good reading’ in Jane Austen’s Mansfield Park » – 5 heures de préparation et 1/2 heure de passation.

Merci, déjà donné, pour The Literal and the figurative in Mansfield Park également.
On ne choisit pas les oeuvres au programme, mais une fois la corvée expédiée, on lit qui on veut, quand on veut. Perso, c’est Elizabeth Gaskell (Mary Barton),les Brontë (Wutherinbg Heights et Jane Eyre) et George Eliot/ May Ann Evans (Middlemarch, Silas Marner) qui remportent mes suffrage(ttes).
Mention spécial pour « Les Hauts de hurlevent » roman à tiroir d’une insensée modernité, écrit par une jeune femme de 27 ans qui n’avait jamais mis les pieds ailleurs que sur la lande autour du presbytère où officiait son père, à Haworth, dans le Yorkshire. Ceux qui ont visité le lieu se souviennent de la proximité du cimetière, du sofa noir où la tuberculose emporta Emily et des livres minucules où Currer (Charlotte), Ellis (Emily) and Acton (Ann) Bell (Brontë) consignaient les histoires du pays de Gondal et leurs remarquables « Poèmes », publiés sous pseudonyme.
Heureusement, il y a bien plus à littérature anglaise du 19e siècle que vos romans, ma chère Jane…
Superbe podcast sur les Brontë dans la série ‘Short history of…’ (How did three sisters from the Yorkshire Moors become celebrated writers? Why did they use pseudonyms and live most of their lives in obscurity? And what were the tragedies that whittled their number down in their prime?)
https://open.spotify.com/episode/1iOlkyPZKOHh4FRdViyOCF

puck dit: 19 décembre 2025 à 11h09

« Une Chambre à soi »

qui aurait prédit à l’époque qu’en abandonnant leur cuisine les femmes, poussées par leur hystérie bellicistes et leur ressentiment envers le genre humain, seraient à l’origine du conflit nucléaire prévu pour 2030.

exemple au hasard :

https://www.youtube.com/shorts/LZSZxCeRobE

D. dit: 19 décembre 2025 à 11h31

Tu fais quoi pour Noël, Puck ?
Moi rien. Juste des méditations et des prières sur la pauvreté et l’humilité du Seigneur Jésus.

Rosanette dit: 19 décembre 2025 à 11h40

@JJJ
excusez moi
je me suis trompée de billet .mo n post etait une réponse a un de vos post réseau a moi sur le fil précédent

D. dit: 19 décembre 2025 à 11h42

Depuis ma naissance j’ai largement eu ma part de réjouissances dans des plasirs sensuels gastronomiques et affectifs. Tout ça c’est fini. Communion avec le petit enfant Jésus.
J’en suis bien indigne d’ailleurs.
Mais comment des hommes ayant cinnaissance du Salut parviennent-ils à passer un Noël sans penser à Dieu fait homme ? L’idée-même me révulse.
S’il faut vomir une seule fois à Noël, que ce ne soit pas par indigestion ou par un quelconque virus entérogastrique, mais par l’ingratitude des hommes qui se damnent de cette façon.

Chantal dit: 19 décembre 2025 à 11h46

le tableau çi-dessus, une allégorie d’une histoire d’amour passionnée et non consumée, intitulée  » En attendant Patrice Charoulet « . Mr Charoulet dont on ne sait pratiquement rien, sauf qu’il a perdu ses clefs, est le héros bien malgré lui d’une histoire d’amour que l’on découvre dans les échanges de lettres entre une lectrice anonyme de l’inconnue du Nord Express de la rdl et sa soeur nourrice au Château d’Hampton & Court.

De quoi nous tenir sur les charbons ardents, autour de l’écrou.

Les fêtes approchent, passou sort sa dînette.

Maurice revient... dit: 19 décembre 2025 à 11h53

Est-ce qu’elles faisaient la cuisine et le ménage chez elles, ces femmes de lettres qui écrivaient des livres sur d’autres femmes illettrées qui faisaient la cuisine et le ménage ?!

Chaloux dit: 19 décembre 2025 à 11h56

Le chancre des greniers a bien fait d’évoquer les scandales de droite. Un avocat DE GAUCHE, le grand Régis de Castelnau, évoque pour sa part les scandales à venir de l’audio-visuel public, y compris le pillage financier, pas spécialement dirigé par la droite.

Une ère de dévoilement commence…

On va bien s’amuser.

Hurk ?

Hurkhurkhurk !

Chaloux dit: 19 décembre 2025 à 12h17

J’ai acheté il y a quelques années le très beau portrait vers 1800 d’une jeune femme par un suiveur de Greuze, pour la simple raison qu’elle ressemblait à l’image que je me faisais de Jane Benett. Avec un très beau cadre Empire.

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