de Pierre Assouline

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La République des livres
King Ubu ? Merdre alors !

King Ubu ? Merdre alors !

En aura-t-on usé et abusé un peu partout de l’adjectif « surréaliste » en lieu et place d’« irréel » depuis que Donald Trump est revenu au pouvoir ! Les médias sont certes coutumiers du fait au mépris de la véritable et historique signification de « surréaliste ». Même envisagé au sens large et figuré, cela n’a aucun sens et il y a quelque chose d’injurieux pour le mouvement surréaliste à se voir ainsi associé aux décisions, attitudes et comportements de l’hôte de la Maison-Blanche. « Orwellien » n’est pas mieux pour les mêmes raisons d’autant que dans l’imaginaire de ceux qui ont encore en mémoire leur lecture de 1984, l’adjectif est surtout synonyme de système totalitaire dans lequel la surveillance des citoyens est omniprésente, où le langage est subverti aux fins de contrôle des cerveaux au point que les vérités alternatives inversent le sens des mots en un principe de retournement permanent. Ce qui ne doit pas nous empêcher de méditer à nouveaux frais son glaçant chef d’œuvre dystopique car il nous explique aussi en partie ce qui nous arrive hic et nunc.

Vers quoi se tourner alors pour y comprendre quelque chose ? Encore et toujours Ubu roi (1896), célébrissime pièce en cinq actes d’Alfred Jarry, l’un des précurseurs du surréalisme, justement. François Ubu dit le père Ubu, Capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle rouge de Pologne, ancien roi d’Aragon, comte de Sandomir avant de devenir lui-même roi de Pologne, docteur en pataphysique et grand maître de l’ordre de la Gidouille. Son truc à lui dans sa conquête du pouvoir après avoir fait assassiner le roi Wenceslas, ce n’est pas seulement le massacre de tous les nobles afin de renflouer les finances du royaume de Pologne avec leurs biens aussitôt confisqués : sa recette miracle est d’établir un impôt de 10 % sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès. Cette parodie de drame historique emprunte au Macbeth de Shakespeare mais aussi à Molière et possiblement à Sophocle pour le titre.

Tout ce qu’il y a de puéril dans certaines réactions de l’enfant-roi américain est déjà contenu dans le tonitruant « Merdre ! » (Fuck you ! en v.o.) qu’il balance à quiconque conteste sa logique du rapport de force issue de son The Art of the Deal qu’il impose unilatéralement aux chefs d’Etats du reste du monde comme il l’a toujours fait dans ses négociations d’homme d’affaires. Il n’y a que des gamins particulièrement autocentrés pour se montrer aussi intolérants à la frustration lorsqu’ils n’obtiennent pas dans l’instant ce qu’ils exigent. Il y a longtemps déjà, le génial caricaturiste David Levine faisait preuve de prémonition en dessinant Trump en jeune magnat de l’immobilier affublé d’une couche-culotte par-dessus son costume dans la New York Review of Books (12 mai 1988). Rien de pathétique pourtant car cet homme est un fléau et les Américains ne tarderont pas à en vouloir au parti Républicain de s’être vendu à lui. Ses élus, qui pensaient ainsi assurer leur salut, finiront par le payer. Chaque matin, en écoutant les nouvelles à la radio, on est pris d’un certain fou-rire car elles ont tout d’une farce lorsque Donald en est l’initiateur ; dans la journée, les détails surgissent et ils la rendent poisseuse ; le soir, elle a déjà tourné au cauchemar. Le lendemain à l’aube, on se dit que cette fois on ne se laissera pas prendre au côté irrésistiblement potache de l’annonce du jour avant de déchanter au fil des heures. Jusqu’à quand ? En attendant, on peut toujours couper les informations et aller au théâtre.

Si le premier mandat de Trump à la Maison Blanche avait laissé le souvenir d’un canular assez loufoque, le second s’annonce déjà bien pire dès la purge (on ne compte plus les cadavres de hauts responsables pendus aux crochets à nobles) et les premières nominations- et tellement plus sinistre par ses conséquences. Il n’est pas un monstre mais le symptôme d’un mal que nous peinons à définir.

L’adjectif « ubuesque », signifiant « ridicule » et « grotesque », a été créé par antonomase sur le nom du personnage. Le CNRTL définit ce mot en ces termes : « Qui évoque le grotesque du père Ubu par un despotisme, une cruauté, un cynisme, une forfanterie d’un caractère outrancier ou par des petitesses dérisoires. » Complétons le portrait par ce que nous dit la pièce : lâche, traître, naïf, bête, violent, goinfre, misogyne, narcissique, méchant et cupide, totalement d’empathie, il incarne les vices les plus primaires avec une cruauté enfantine ; archétype de la bassesse, lancé dans une perpétuelle fuite en avant, il en partage même le vocabulaire scatologique (nul n’a oublié qu’il traitait Haïti et les nations africaines de « pays de merde ». L’outrance le dispute au grotesque.

Trump, à l’égal du père Ubu, est un psychopathe qui s’épanouit entre le Cheval à Phynances, dont il met à l’épreuve la solidité des jarrets par des décisions dont son peuple fera les frais le premier (augmentation radicale des tarifs douaniers etc), et la Machine à Décerveler. Son apologie du désordre désorganise l’État par la promotion des incompétents (Robert Kennedy Jr en ministre de la Santé etc). Patrick Rambaud avait commis jadis un Ubu président (1990) qui se voulait une « farce justicière » avant de se lancer dans le cycle parodique Chroniques du règne de Nicolas 1er. Lorsque les écrivains américains seront sortis de la sidération qui les a frappés le 20 janvier, nul doute qu’ils trouveront l’énergie, l’humour et la violence nécessaires pour chroniquer leur président à la manière de Jarry. Son anti-pièce de théâtre, dont le metteur en scène Jean-Pierre Vincent disait qu’elle est « un chewing-gum qui cache des oursins » et son anti-héros, si trumpien avant l’invention de Trump, « un tyran et un bourgeois stupide, mais aussi l’anarchiste parfait », se clôt par la Chanson du décervelage. A la Maison-Blanche, c’est-à-dire désormais nulle part, on n’attendra pas quatre ans pour la chanter. On a déjà commencé mais on y joue un théâtre de l’absurde qui ne fait rire personne. Autant les spectateurs de la pièce se tordent de rire plus d’un siècle (entre autres le formidable Serge Bagdassarian au Français en 2009 dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent), autant ceux du seul-en-scène de Trump ont de quoi en être accablé depuis qu’il joue à nouveau avec les manettes de sa console à l’échelle du monde.

Le Père Ubu s’était enfoncé en Ukraine avec l’armée polonaise. Apprenant la révolte de Varsovie dans l’attente des Russes, il livra une bataille aussi burlesque qu’épique où il subit une défaite sans appel. Ubu et Donald sont de grands déstabilisateurs. Comment l’un a-t-il pu se glisser dans la peau de l’autre, c’est là un grand mystère.

« S’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais ! ».

Cette pièce marquée du sceau de la transgression et de la régression n’a pas fini d’être d’actualité, hélas, aussi intemporelle qu’universelle, tout autant que La Résistible ascension d’Arturo Ui de Brecht. Le triste spectacle qu’offre le pouvoir aux Etats-Unis est de nature à démentir les mauvaises manières qu’ont pu lui faire certains critiques, la jugeant surévaluée alors qu’elle ne relèverait que de la blague potache à l’intérêt limité. Les Ukrainiens d’aujourd’hui gagneraient à méditer le mot de la fin . Le pire, c’est que malgré ce tableau clinique inquiétant, il nous faut prier pour qu’aucun attentat n’abatte Donald Trump car son vice-président est encore plus dangereux et lui n’a jamais fait rire personne.

(« King Ubu » photo D.R. ; « Véritable portrait du père Ubu » Illustration de l’Édition du Mercure de France, 1896 ; « Portrait d’Ubu », 1936, photo de Dora Maar, Centre Pompidou ; « Ubu imperator » huile sur toile de Max Ernst ,1923, Centre Pompidou )

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