L’amitié, c’est deux solitaires ensemble
L’amitié, chacun s’en fait une idée ; le problème, c’est que ce n’est pas souvent la même. Il n’en est guère d’aussi peu partagée. Consultez les dictionnaires de citations ou les anthologies de moralistes : les définitions de l’amitié y pullulent en tous siècles sous toutes latitudes. Beaucoup sont d’une niaiserie insondable. Mais il en est de plus fortes qui servent de mots de passe entre les générations. De mémoire et, à la limite, peu importe l’auteur : Parce que c’était lui, parce que c’était moi (et patati et patata serait-on tenté d’ajouter à l’énoncé d’une telle scie, nonobstant le respect dû à ces deux-là) … L’amitié, c’est deux solitaires ensemble… Un ami, c’est quelqu’un à qui on peut téléphoner à minuit pour lui demander de nous aider à transporter un cadavre et qui le fait sans poser de questions… Un ami, c’est comme un compte en Suisse : on n’a pas besoin de le voir tous les jours, on a juste besoin de savoir qu’il existe (il me semble que Roger Nimier a dit quelque chose comme cela) etc
Le Robert propose une double définition qui ne manque pas d’intérêt : « 1. Sentiment réciproque d’affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur la parenté ni sur l’attrait sexuel. 2. Marque d’affection, témoignage de bienveillance ». Il y aurait déjà à redire car cette idée d’écarter le sexe de l’amitié, ca se discute, ne fût-ce que dans le cas de l’amitié amoureuse. Bref, disons quelque chose comme une inclination réciproque à condition d’oublier une fois pour toutes le détournement de sens de l’ami Facebook. Tenez, ces jours-ci encore, j’en ai pêché dans deux livres récemment parus :
« Amis : se retournent comme les opinions, les crêpes et les vestes. André Gide disait que l’on ne pouvait se faire de vieux amis, ce qui est évident mais, à tout âge, et je suis placé pour l’affirmer, on peut se créer de nouvelles affections qui valent souvent les anciennes et auxquelles on est d’autant plus attaché que l’on n’en profitera pas longtemps ». (in « Carpe et lapin. Mots choisis » de François Gibault, Gallimard)
« Amis : Comme chacun sait, les véritables sont rares, même si les définitions en sont nombreuses. En voici une parmi d’autres, tout à fait acceptable, de Raymond Federman : « Un ami, c’est quelqu’un avec qui on peut envisager de faire un mauvais coup ». (in « A la lettre » de Christian Garcin, Du Lérot, éditeur)
Et puis il y a La main sur le cœur (155 pages, 18,90 euros, Les passe-murailles), l’une des plus discrètes pépites de cette rentrée. Ce récit d’Yves Harté (1954), à mi-chemin entre l’exercice d’admiration et le tombeau pour un ami disparu, ne se pousse pas du col. Sa sobriété est exemplaire. Il ne réclame rien de ses lecteurs sinon de l’empathie pour sa démarche, de la bienveillance pour les fautes et insuffisances de son héros, de l’indulgence pour ses frasques. Pour brosser le portrait de l’absent qui manque tant, l’auteur a emprunté des chemins de traverse ; il est vrai que l’on voit mieux de biais que frontalement.
Il s’était rendu en 2014 à Tolède dans le seul but d’y visiter une grande rétrospective consacrée au peintre, sculpteur et architecte Domínikos Theotokópoulos dit Le Greco à l’occasion du 400 ème anniversaire de sa mort. Un prétexte ? Pourquoi pas, l’inconscient fait le travail. Et de même que l’on peut s’estimer heureux lorsqu’on quitte une conférence en emportant avec soi une seule phrase, un seul tableau suffit à justifier un tel voyage : El caballero de la mano en el pecho (Le Gentilhomme à la main sur la poitrine). Comme l’identité du personnage suscite diverses interprétations, Harté se lance dans une enquête pour élucider ce mystère qui l’a saisi en se laissant porter par ses pas dans l’ancien hôpital Santa Cruz transformé en musée. Mais progressivement, les traits qui surgissent en creux ne sont pas ceux du modèle mais de son ami Pierre Veilletet, de onze ans son ainé, qui fut l’une des grandes plumes de Sud-Ouest et un écrivain attachant tendance néo-hussard, jadis mentor du jeune Harté à la rédaction du grand quotidien de Bordeaux.
Ils avaient l’Espagne au cœur, une passion partagée pour la tauromachie, les richesses du musée du Prado, la vieille Castille. Harté avait déjà consacré deux récits à ce pays si près si loin de sa Gironde : Calidad, objet de fierté (1992) et La Huitième couleur (2015). Ensemble, les deux hommes avaient roulé et marché partout en Espagne. Tous deux lauréats du prix Albert-Londres, ces flaneurs salariés avaient connu le bonheur fraternel de partager bien des éblouissements, au Prado notamment, au début des années 1980 plus précisément face à un tableau du Greco : El caballero de la mano en el pecho… Du regard du modèle, Pierre Veilletet déduisait : « Ce visage dit à ceux qui le fixent ce qu’ils veulent savoir et ce qu’ils vont devenir », annonce qui avait pour effet d’en augmenter l’énigme intérieure au lieu de la réduire ; d’autant qu’il prétendait que l’Escorial en était la clef, ce qui n’en faisait pas un rival de Maurice Barrès, Jean Cassou ou Fernando Marias dans l’analyse de son œuvre.
L’ami aimait les vins de Bordeaux plus que de raison, les meilleures tables de sa région, la cinéphilie, fumer la pipe, humer du jerez, jouer à l’anglomane comme tout bordelais bien né et parler jusqu’à plus soif des livres qu’il avait tant aimés ; il poussait la couleur locale jusqu’à habiter quai des Chartrons. Son collier de barbe, sa calvitie et son regard las sous la casquette en tweed lui donnaient un faux air de Bertrand Blier.
Si l’homme passait volontiers pour mélancolique, celle-ci avait pour terreau un ressentiment et une amertume communs à bien des écrivains : la conviction que leur oeuvre, butant contre un plafond de verre et confinée dans une certaine confidentialité, n’avait pas été reconnue à sa juste valeur. Connu, il voulait être reconnu. Une inaccessible étoile. Pourtant il avait eu sa chance ; ses premiers livres bénéficiaient d’une critique élogieuse, un titre figura même dans une sélection du Goncourt ; Arléa, maison parisienne à laquelle il fut fidèle (et réciproquement) jusqu’à la fin, publia la plupart de sa douzaine de livres, des textes d’un charme fou et d’une élégance racée, dont l’un reçut le prix François-Mauriac et les autres le prix Jean-Jacques Rousseau et le prix Jacques-Chardonne. Au final, la bibliothèque du quartier bordelais de Caudéran porte désormais son nom.
Jusqu’à ce que le petit monde des lettres, microcosme aléatoire qui se donne des airs de grandeur, lui oppose une certaine indifférence, ce qu’il interpréta comme un rejet d’autant que même le journal, « son » Sud-Ouest, avait fini par l’évincer. L’humiliation le saisit d’autant plus fort que, sous le masque d’un dandy désinvolte et alcoolique, il ruminait de longue date la conviction d’être un imposteur. Pourtant, La Pension des nonnes, Mari-Barbola, Querencia & autres lieux sûrs, Cœur de père se laissent relire avec un plaisir sans mélange, pour ne rien dire du tout dernier Oui j’ai connu des jours de grâce, titre qui résonne comme un adieu. La solitude absolue dans laquelle il quitta ce monde, et le doute même sur la cause de sa mort, bouleversèrent ceux qui l’avaient connu. Le Gentilhomme à la main sur la poitrine est le plus bel hommage dont on puisse rêver car il est d’une délicatesse sans pareille.
J’ai fréquenté Pierre Veilletet dont j’aimais l’esprit, la plume et la mélancolie. Je connais à peine Yves Harté. Ils se sont voussoyés toute leur vie commune. La lecture de « leur » livre, si je puis dire, donnerait envie de demander à chacun s’il accepterait de devenir notre ami d’enfance.
(El caballero de la mano en el pecho huile sur toile vers 1580, Musée du Prado – mais quel fond est le bon ? ; « Pierre Veilletet » photo Sophie Bassouls)
853
commentaires