de Pierre Assouline

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L’image de Le Corbusier et l’oeil de l’architecte

L’image de Le Corbusier et l’oeil de l’architecte

Nul n’est moins mort que Charles Edouard Jeanneret (1887-1965) dit Le Corbusier, l’architecte le plus marquant du XXe siècle. Mais avant tout un artiste complet, comme on le dirait d’un athlète. Et le photographe en lui ne fut pas le moindre, non seulement parce qu’il ne cessa de prendre des photos monumentales mais encore parce que très tôt, il prit soin de son image (noeud papillon, lunettes rondes à noire monture épaisse en nickel puis en corne, costume strict, chemise blanche, pipe entre les dents) et porta une grande attention à celle que les photographes donneraient de lui. Un album en témoigne Construire l’image. Le Corbusier et la photographie (256 pages, 45 euros, textuel), ouvrage collectif dirigé par Nathalie Herschdorfer et Lada Umstätter, d’une grande richesse iconographique, cela va de soi, souvent inédite, ce qui est plus rare, et renforcée par des textes de spécialistes (Tim Benton, Catherine de Smet…) particulièrement denses. Car, comme le souligne l’architecte Norman Foster dans sa préface, chez Corbu, image, concept et message ne font qu’un. Un appareil photo en mains (les premiers temps un Cupido 80 (6x 9cm), puis une caméra 16 mm), comme s’il s’agissait d’un compas, d’un crayon ou d’un pinceau, il conservait un même souci plastique de la composition, de l’harmonie, du cadrage, de la circulation de la lumière, mais aussi de la mise en pages jusque sur les murs des maisons particulières qu’il construisait en les décorant parfois de fresques photographiques. Il avait également le goût du photomontage, même si la photographie demeurait avant tout pour lui un médium au service de sa vision de l’architecture et des moyens de la faire connaître.

« Il l’a intégrée autant à ses stratégies de communications qu’à ses recherches plastiques et intellectuelles. Elle a été pour lui, dans tous les sens du terme, un outil de vision et de réflexion » écrivent les deux maîtres d’œuvre de ce beau-livre.

Le Corbusier n’ayant pas eu d’héritier direct, la Fondation qui porte son nom est sa légataire universelle. Dans son testament, qui date de 1960, il la tient pour un être administratif appelé à devenir un être spirituel. Autrement dit, « une continuation de l’effort poursuivi pendant toute une vie ». Il lui a légué 500 000 documents, 38 000 plans, 6 000 dessins, ainsi que des tableaux, sculptures, carnets de voyages, livres et nombre de photos inédites. Il n’a jamais cessé d’archiver son avenir. Comme s’il lui fallait conserver toute trace de travail dans la parfaite conscience qu’un jour cela compterait. Conserver et communiquer. Très tôt il prépara sa postérité, publiant le premier volume de son oeuvre complète en 1929, donc à 42 ans. Une préoccupation de la mise en scène de soi qui ne trahit pas la haine de soi. Car on tend à l’oublier : Le Corbusier n’était pas seulement un grand architecte mais un artiste total qui, durant toute son existence, passa ses matinées à peindre. Il n’a jamais été diplômé d’architecture. Sur son livret de famille, au jour de son mariage, il avait écrit : «Profession : artiste peintre». Il a été malheureux de ne pas avoir été reconnu comme artiste. Même lorsqu’on parle du peintre, on dit « Le Corbusier », quand bien même il a signé « Jeanneret » son oeuvre picturale jusqu’en 1928, des oeuvres de la période puriste, relativement rares sur le marché mais qui n’en ont pas plus de valeur.

Aujourd’hui encore, les sondeurs n’en reviennent pas : lorsqu’ils demandent aux gens de citer deux grands architectes vivants, c’est le nom de Jean Nouvel mais aussi celui de Le Corbusier qui arrivent le plus souvent. Pourtant, si ce dernier n’est plus de ce monde depuis cinquante ans, il y est de plain-pied. Certes, il a relativement peu construit (quelque 70 bâtiments ou ensembles) alors qu’il a beaucoup publié. Mais son emprise tant sur ses pairs que sur le grand public est inimaginable, jusque dans des pays où il n’a jamais rien réalisé. Ce qui n’est pas pour surprendre la Fondation Le Corbusier : le jour de son inauguration, pas un ministre français ne s’est déplacé alors qu’une douzaine d’ambassadeurs sont venus exprimer la reconnaissance de leur pays. Le Corbusier a longtemps été enfermé au purgatoire, parfois à cause de son opportunisme politique – il était à Moscou en 1931, à Vichy en 1942. Il est désormais à nouveau enseigné dans les écoles d’architecture. Mieux, il demeure un référent. En bien ou en mal, on en parle. Google se fait l’écho permanent des polémiques qu’il suscite encore. On ne compte plus les architectes français qui font du Le Corbusier comme Jourdain de la prose, quand bien même le modèle corbuséen serait-il toujours utilisé pour motiver des rejets urbanistiques. Il n’est pas rare de retrouver sous d’autres signatures l’écho de son travail sur la matière et sur le vide, sa façon de les faire resplendir sous la lumière sans jamais renoncer à sa notion de parcours et de promenade architecturale. Corbu n’en demeure pas moins un bouc émissaire : il est le grand responsable fantasmé de toute la modernité urbaine dans ce qu’elle a de plus dogmatique. Il est vrai que celle-ci a aussi fait des ravages. Bien qu’il ne soit pas directement responsable des grandes cités, il en a été l’un des grands inspirateurs. Mais il sera beaucoup pardonné à celui qui a inventé la courbure dans l’espace et très tôt compris la liberté que pouvait donner le béton. Le Corbusier, c’est à la fois l’Unité d’habitation de la Cité radieuse (« la maison du fada » disent les marseillais) et la grâce faite architecture dans cette sculpture vivante qu’est la chapelle de Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp.

Nombre de plasticiens le tiennent non pour un architecte mais pour un artiste protéiforme dès lors que meubles, immeubles, maisons, peintures, photos, collages, estampes, sculptures forment une continuité. Un peu partout, chacun s’en empare, s’en nourrit, le réinterprète. L’historienne de l’art Catherine de Smet, qui a consacré une étude détaillée à cette reconnaissance, qui lui paraît relever de la « fraternité » plutôt que de la filiation, explique le phénomène par l’engagement total du Corbu dans son oeuvre, par sa recherche patiente en toutes choses et par sa dimension sociale. Contrairement aux architectes, les jeunes artistes nourris du Corbu ne le traitent pas comme un maître, mais comme un pair. C’est également vrai pour les photographes que ses bâtiments ont influencés. Une exposition et un colloque sous le signe des « Aventures photographiques » en ont témoigné à La Chaux-de-Fonds, fin septembre. On y a vu comment Brassaï, Doisneau, René Burri et surtout Lucien Hervé, son photographe attitré, ont dialogué avec lui. L’hommage de sa ville natale à Charles Edouard Jeanneret dit Le Corbusier, à l’occasion du 125e anniversaire de sa naissance, s’est voulu éclatant. Son portrait et son nom sont quand même sur les billets de 10 francs ! N’empêche que sur la façade de sa maison natale, à côté d’une froide plaque célébrant sa mémoire, il y a désormais l’entrée d’un magasin de farces et attrapes. La rigueur et la fantaisie : tout à fait lui !

Post-scriptum : « C’est la faute à Le Corbusier », comédie urbaine de  de Louise Doutreligne mise en scène par Jean-Luc Palliès, sera créée le 17 janvier à Fontenay-sous-bois avant de tourner à Vitry, Saint-Maur, Firminy (à la Maison de la culture Le Corbusier…), Rosny et pour finir à la Cartoucherie de Vincennes en avril.

(« Le Corbusier au couvent dominicain Sainte Marie de la Tourette, 1959, photo René Burri/ Magnum » ; « Le jour de l’inauguration de l’Unité d’habitation de Marseille, 1952, photo Lucien Hervé »; « Le Corbusier dans les années 50 » photo Fondation LC)

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