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Le néoparler d’Orwell

Par Josée Kamoun

La traduction de 1984 a près de soixante-dix ans, et aucune autre ne lui avait succédé à ce jour. À la première version toute notre gratitude est due car c’est bien elle  qui a « passé » le texte sur notre rive linguistique. Pour des raisons inconnues, son auteure avait choisi de laisser en anglais le nom de « Big Brother » à l’exclusion de tous les autres ; à la même époque, toutes les traductions européennes ont nommé le personnage « Grand Frère », allusion plus que transparente à l’aîné soviétique tenant sous sa botte fraternelle les pays voisins, ses cadets.

Les Français, découvrant le roman d’Orwell, ont aussitôt assimilé ce Big Brother au totalitarisme et à la société de surveillance, de sorte qu’il paraît aujourd’hui impossible de revenir à « Grand Frère », appellation qui de surcroît ne serait plus nécessairement évocatrice pour un jeune public, ou, pis encore, évoquerait un autre type de personnage. Ironie supplémentaire soulignant s’il en était besoin l’historicité de notre pratique, l’émergence de l’anglais comme langue véhiculaire mondiale fait que le terme Big Brother peut être compris de tous ou presque — comme si la première traductrice avait manifesté un don de prescience… tout  autre est le  cas de « new- speak », littéralement « nouveau parler », précédemment traduit par « novlangue »  avec la fortune que l’on sait (ici lire un extrait)

Or c’est précisément parce que le mot est passé dans la langue courante pour renvoyer à un classique brouillage rhétorique, euphémisation, jargon et autres procédés, et précisément parce que l’on peut parier qu’il a encore un bel avenir, qu’il fallait en créer un autre pour restituer la brutalité d’une entreprise théorisée et totalitaire, dont l’aboutissement est un parler qui n’a plus qu’une moitié de la langue, le son, d’une solution finale d’extermination de la pensée.

C’est donc le « néoparler » que le Parti systématise ici mais c’est toujours Big Brother qui depuis ses affiches géantes regarde le protagoniste et le  lecteur. Cependant l’œuvre arrive dans le domaine public ; d’autres traducteurs feront peut-être d’autres choix tant il est vrai que notre démarche est à la fois raisonnée, engagée et subjective sur le plan individuel mais s’entend aussi comme un élan collectif dont les explorations, les nuances et jusqu’aux contradictions font ressortir la richesse de l’œuvre et en sont la célébration.

Josée Kamoun

(Note en fin de volume de la traductrice de la nouvelle édition de 1984 de George Orwell, 393 pages, 8,50 euros, Folio)

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

5

commentaires

5 Réponses pour Le néoparler d’Orwell

et alii dit: à

tout à fait d’accord pour BIG BROTHER
merci , madame , de votre travail respectueux des usages culturels et des auteurs

Marie Sasseur dit: à

Merci Madame Kamoun, de redynamiser la traduction d’Orwell, et partant, d’une pratique, le neoparler, qui prend de l’ampleur, encore aujourd’hui,avec la technocratie, par exemple.

Merci, en passant, pour votre travail de précision, qui pour ma part m’aura fait accéder au plaisir de lire Ph Roth et Richard Ford.

A.Bensoussan dit: à

Par son acuité d’experte autant que par sa modestie au service des grands textes anglo-saxons, Josée Kamoun ne cesse de nous attacher en nous suivant des yeux, de nous éblouir en nous tenant la main. Mille mercis à notre Big Sister.

xlew dit: à

Cette section de commentaires semble être l’antichambre du Ministère du Remerciement – le Thankpol, peut-être ? – just kidding.
Merci de nous rappeler que 1984 n’est pas sans viser la dictature communiste qui dura soixante-huit ans, onze mois, et 28 jours, dans le pays de Russie, – « Voïna, Eto Mir. »
Y aura-t-il 9 autres traductions françaises derrière la vôtre comme il y eut 11 impressions du dictionnaire du Neswspeak jusqu’en 2050 ?
Vous paraissez les appeler de vos vœux.
Big brother rendu par Grand Frère, cela ramenait beaucoup à l’un des membres du tryptique de la devise nationale, et pouvait gêner une oreille orthodoxe.
Belle décision que de le garder dans son jus.
Brother Roth dut, en connaisseur, apprécier.
Novlangue, bien que mise à toutes les sauces, véritable tic de langage en néoprène pour le journalisme mou, était une superbe trouvaille, très proche d’une possible traduction russe en « Novoiaz ».
Ses consonnes sonores, liquides et vibrantes, très avancées dans leur équipée labio-dentale, occlusive et nasale, sont plus subtiles que ce « néoparler » que vous proposez, à la fois tel quel très sourd, vocalement un soupçon pompeux avec ses presque diphtongues et sa lourde eutrophisation voisée.
Un néoparler qui évoquerait, dans le miroir de la langue anglaise, un « parley », une invitation aux pourparlers, assez étrange dans le contexte.
Je dois me tromper.
Tout le contraire, vu d’ici, de cet affreux sabir anglais, aux petits légumes socialistes, qui émiette tout du bel Oldspeak ou même de l’Anglais standard.
De plus dans sa fluidité le vieux mot français respectait les deux syllabes de l’original.
Newspeak travaillait beaucoup la langue des origines, la probable étymologie norvégienne « spraki » lui était comme familière, la Rumeur, la Minority Report, ce genre de sens, le son craquait bien, comme une brique tombée derrière les affiches de slogans lacérant les murs de toutes les pièces.
Il en irait de même pour « Mentopol », on sent le mens du latin, le mentir-vrai français, mais aussi le menton sous le manteau de Paul, est-ce à dessein ? Est-ce heureux ?
Le style d’Orwell dans ce roman est très rythmé, je pense que les jeunes français aiment déjà le lire dans le texte.
Je trouve le tour de langue de l’extrait offert en lien très descriptif, rond, assez loin de la lame acérée du fil orwellien.
Et lorsque vous plaquez le texte au plus près de votre plume, votre « vent aigre », du premier chapitre par exemple, ne traduit que par crochet le « vile wind » anglais.
Nous perdons un chouya de l’image, manquons de peu la sensation de fétidité, de la répugnante atmosphère qui règne, son abomination.
Nous n’en avons qu’un parfum, peut-être fait pour rappeler la « bise aigre » de huysmanienne mémoire, que l’on trouve dans La Cathédrale…
Dans ce cas, bravo.
L’Appendix d’Orwell est comme un échange clandestin que l’on aurait avec l’auteur dans un speakeasy où ne s’entendrait pas parler les traducteurs à cause du déficit en bruit dans la salle, les rats ne sautant plus dans leur cage de joie.
Le silence s’est vraisemblablement fait au moment où Smith & Winston reçoit d’un gros calibre une plus que certaine balle dans la nuque. Thank God, son texte reste vivant et toujours sur la table.

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