de Pierre Assouline

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La République des livres
Le S.O.S. des librairies françaises expatriées

Le S.O.S. des librairies françaises expatriées

Si les temps sont durs pour les librairies en France, ils le sont plus encore pour les librairies françaises à l’étranger. C’est peu dire que les 250 points de vente de livres français dans le monde souffrent. L’augmentation des baux commerciaux, l’inflation, la crise énergétique, les ventes en ligne, l’accroissement des frais de port, la crise sanitaire, les confinements ont fragilisé leur modèle économique qui était déjà incertain (il n’y a pas de prix unique du livre français à l’étranger). Jamais leur marge n’a été aussi réduite car elles doivent tenir compte du prix du transport, des frais de douane, du taux de change, de remises insuffisantes, de délais de livraison trop lents. Alors elles ferment. Malgré l’aide précieuse du CnL (Centre national du Livre), les libraires français du bout du monde sont à bout et mettent la clef sous la porte.

La librairie Omeisha à Tokyo ? Fermée il y a un peu plus d’un an. Le propriétaire M. Okuyama a jeté l’éponge avec un pincement au cœur car elle avait été fondée par son père en 1947. Mais outre la concurrence digitale et la crise sanitaire, la baisse du nombre d’apprenants de notre langue au Japon a eu raison de sa « passion française ». De plus, sa librairie était située dans le quartier de Fujimi où régnait un véritable microclimat francophone grâce à elle, ainsi qu’au lycée et aux écoles, d’autant que d’autres institutions françaises étaient situées non loin…. La succursale de la librairie Antoine des souks de Beyrouth ? Fermée également l’été dernier bien qu’elle appartienne à un grand groupe de communication. L’arbre du voyageur, fameuse librairie française de Shanghaï ? Fermée il y a deux ans officiellement en raison d’une « rénovation urbaine ». La librairie française de San José au Costa Rica ? Fermée elle aussi. Une peu glorieuse cascade de porte définitivement closes.

Dernière en date : la librairie Vice Versa à Jérusalem (92 m2, sur deux étages, située en plein centre-ville ) vient tout juste de faire faillite. Faute de repreneur, elle a fermé ses portes ; il semble que le propriétaire des murs, le patriarcat arménien, ait cédé le bail à un galeriste. Elle avait été fondée il y a vingt-trois ans et reprise il y a près de cinq ans par Nathalie Hirschsprung. Malgré une situation propre à Israël (les librairies n’ont pas été considérées comme commerce essentiel pendant le confinement et n’ont pas reçu d’aide de l’Etat), son cas est emblématique car, comme d’autres ailleurs dans le monde, elle pointe une double responsabilité pour ne pas dire : culpabilité.

D’une part celle de Lireka, start-up inaugurée en novembre 2021 de vente en ligne de livres français qui vise deux millions de Français expatriés ainsi que quelque 230 millions de francophones dans le monde, même si elle ne s’interdit pas le marché hexagonal. Elle a été lancée en promettant des tarifs inférieurs à ceux d’Amazon, des délais de livraison identiques mais surtout une livraison gratuite . Ses promoteurs se sont appuyés sur la librairie Arthaud à Grenoble qu’ils ont rachetée mais c’est leur seul lien apparent avec la librairie traditionnelle ; à croire qu’il en fallait un tout de même histoire de rassurer. Avec le temps, les tarifs ont tendance à s’aligner mais qu’importe puisque cela l’a rendue d’emblée attractive. Quel libraire de l’étranger n’a jamais vu des clients venus flairer leurs vitrines et leurs nouveautés sinon solliciter leurs conseils, photographier quelques couvertures et, une fois sortis de la librairie, cliquer sur leur smartphone pour les commander en ligne ? Et l’on se demande après pourquoi dans leurs prises de parole ou leurs communiqués, l’amertume se mêle à la colère ! « Une concurrence sauvage ! » dénonce Nathalie Hirschsprung.

D’autre part, la responsabilité de ceux que l’on supposerait être des partenaires naturels des librairies francophones mais qui ne le sont pas tant que ça. Dans nombre de pays, elles doivent insister lourdement, souvent en vain, pour que les Instituts français, les Alliances françaises, les lycées français passent leurs commandes de livres à travers elles, ces librairies on ne peut plus dédiées car in situ ; or c’est loin d’être systématiquement le cas ; on observe un vrai décalage entre la volonté politique exprimée par le Quai d’Orsay et la réalité sur le terrain.

« Un véritable manque à gagner », insiste Isabelle Lemarchand, la présidente de l’Association internationale des libraires francophones. Il est vrai que le plus souvent, les livres scolaires sont achetés en France et dédouanés par le Consulat général pour ne pas payer les taxes locales. Pour avoir été à la rencontre des lecteurs de littérature française au Temps retrouvé à Amsterdam, à La Page à Londres, chez Parenthèses à Hong-Kong, à la Librairie des Colonnes à Tanger, à la Libreria francesa à Mexico et chez tant d’autres, je puis témoigner du dévouement quasiment militant de ces libraires qui sont autant d’ambassadeurs de la France un peu partout dans le monde. Ils y portent la parole, la langue et la culture françaises autrement que les institutions. Ils en sont l’indispensable complément même s’ils attendent d’être vraiment considérés comme leur prolongement. Une vitrine irremplaçable. Tout écrivain qui s’y est rendu à la rencontre de ses lecteurs peut en témoigner. Voir disparaitre une seule de ces librairies est un crève-cœur. Et s’il n’y en avait qu’une…

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