de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
Le « troisième monde » de Marina Tsvetaeva

Le « troisième monde » de Marina Tsvetaeva

Par Hélène Henry

cat_image617Voici, enfin rassemblés, les « longs poèmes » de Marina Tsvetaeva, dans une traduction de Véronique Lossky. La traductrice achève avec ce volume une entreprise capitale : donner à lire en français toute l’oeuvre poétique de Tsvetaeva. Longtemps la porte n’avait été qu’entrouverte : la prose de Tsvetaeva nous était parvenue la première, grâce aux efforts conjugués d’éditeurs perceptifs (Clémence Hiver) et de quelques traducteurs de la première heure ; puis parurent, en 2009 et 2011, sous la direction de Tsvetan Todorov et Véronique Lossky, les deux tomes du Seuil. Moins heureuse malgré des réussites de traduction superbes, éparpillée, livrée au hasard des préférences, la poésie « lyrique » (« ce qui est court », disait Tsvetaeva) a dû attendre que les éditions des Syrtes procurent, en 2015, deux volumes complets traduits par Véronique Lossky. La publication des « longs poèmes » en est la suite naturelle. Véronique Lossky aborde cet immense continent poétique, passionné, divers, ramifié, peu et mal connu du lecteur français, avec sa science de l’auteur et de l’oeuvre, et l’écoute rigoureuse qu’elle avait dédiée à la poésie lyrique.

Tsvetaeva a souvent décrit et défini le geste qui fut le sien : ce saut vers un « ailleurs » et un « en haut » qui fait quitter l’espace de la vie pour celui du poème, l’espace personnel pour un espace transpersonnel – donc, selon le terme de la poétesse elle-même, « irréel1 ». La « Dédicace » qui ouvre le Poème de la montagne ne dit pas autre chose :

« Que tu tressailles et le poids de la montagne/ Quitte tes épaules, l’âme s’élève./ Laisse-moi chanter mon malheur,/ Le malheur de ma montagne. »

Un seuil a été franchi : en quatre vers brefs, la narratrice est devenue poète, dans une sorte de transsubstantiation qui, de la femme amoureuse et écrasée, a fait celle qui « chante » – le poète. Elle était sous la montagne ; la voici en haut, qui chante « à la cime » : le poème peut commencer, et avec lui la vie véritable, qui est vie de l’âme (…) Rien ne servira donc de chercher entre la « vie vécue » de Tsvetaeva («Vivre me déplaît souverainement», avoue-t-elle en 1925 à Anna Teskova et sa poésie narrative un lien autobiographique direct. On ne trouvera dans ses poèmes-récits nulle « impudique (et perpétuelle) confession ». Non, Tsvetaeva a commencé par la légende. Elle ne consent pas à l’ici-bas, ne lui concède rien. Il faut que le poème, comme la montagne, s’élève. Si Véronique Lossky classe ensemble et à part les « poèmes folkloriques », c’est que Tsvetaeva l’a voulu ainsi : parce qu’ils furent, pour la poétesse, un commencement.

Pourquoi le folklore ? À propos de la byline de Sadko, marchand de Novgorod, Tsvetaeva raconte, dans une lettre à Pasternak : « J’ai senti ces vers tellement miens que je n’ai pas douté une seconde en être l’auteur, trois ou cinq cents ans en arrière. » Le folklore est, pour Tsvetaeva, une poésie « première » (« le conte, notre mémoire ancienne »), fondée sur un récit originel que chaque poète, dans les siècles des siècles, répète à sa façon. C’est du reste pourquoi le recours à la forme folklorique, est, chez elle, profondément transnational. Si Le Gars ou La Princesse- Amazone puisent leurs thèmes et leurs motifs au folklore russe, Le Preneur de rats s’inspire d’une vieille légende allemande, et Sur le cheval rouge, construit et écrit comme une parabole, appartient entièrement à la poétesse. (…)

Dans le folklore, Tsvetaeva recherche ce lieu « antérieur », où plus qu’ailleurs la poésie est « la nature même ». L’universalité originaire des thèmes (l’amour et la mort, le bien et le mal, le sacrifice, le sortilège) et des motifs (le feu, l’eau, l’air, le rêve) est la marque du récit légendaire tsvétaévien. Il lui appartient aussi de contrevenir aux coutumes, lois et règles morales de ce monde. Car le poème, selon Tsvetaeva, a partie liée avec le démon. La musique sera définie (Le Preneur de rats) par la révolte et ce qui la désigne (« la typhoïde », « l’explosion », « la libération des furies », « le quatuor des quatre éléments », « la libération des monstres », « le diable »). Et, musique entre toutes, en français dans le texte, Tsvetaeva fait retentir le Ça ira, la chanson féroce de la Révolution : « […] Qu’est-ce que la musique ? Ça ira ! » Que le folklore soit le lieu de ce refus de l’ordre humain et de la « mesure » convient à Tsvetaeva, qui voit là le paradigme de tout art. Du reste, la poésie « véritable » n’est pas signée : « La volonté créatrice individuelle n’existe pas », affirme Tsvetaeva dans L’Art à la lumière de la conscience. Elle place au-dessus de tout art celui qui, de n’appartenir à personne, appartient d’emblée à tous – c’est cet art que, sans bien le savoir, produisent les humbles, les obscurs, les malades, les enfants, les illuminés, les naïfs, et qui, mieux que tout autre, démontre l’anonymat des âmes dans l’élémentaire. Tsvetaeva, de cette écriture à la fois « sublime » et « infime » fait l’horizon de toute véritable poésie :

« Aucun moyen. L’âme toute nue ».

On rappelle que, en 1929, Marc Slonim avait dit de l’écriture poétique de Marina Tsvetaeva elle-même :

« Rien que l’âme toute nue. Cela fait peur ! »15b9ee38dd584fdf859f8b6102b7e8e5

À cette définition du poème par l’anonymat, Tsvetaeva en ajoute une autre, par l’oralité : « En général, les oeuvres de ce genre n’appartiennent à la plume de personne et sont préservées (perdues) oralement. » La poésie narrative de Tsvetaeva, est, tout entière – oeuvres à base folklorique ou « grands poèmes » –, faite pour être dite. Pour lire les longs poèmes de Tsvetaeva, il faut s’aventurer dans la forêt du folklore. Si l’on souscrit l’analyse d’Elena Korkina, selon qui ces poèmes narratifs sont tous hantés, en leur coeur, par le moi-lyrique du poète, il n’est pas moins vrai, a contrario, que le récit légendaire leur donne naissance, structure leur forme et, d’une certaine façon, leur signification. Chacun d’entre eux, qu’il soit ou non écrit à la première personne, est un « conte merveilleux » où, selon les lois du genre, se raconte une incursion, ou une tentative d’incursion, dans un « autre monde ». (…)

Les « grands poèmes » de Tsvetaeva sont tous des « pérégrinations » dans un contre-monde, aussi réel que le monde ordinaire, mais qui le récuse absolument : fuite, puis reddition, devant la course du Cheval rouge ; déambulation des amants au bord de la Vltava, à la lisière du monde connu (Poème de la fin) ; songe d’anéantissement dans l’envol à travers les espaces aériens (Poème de l’air) ; déroute et transmutation des objets du monde diurne (Poème de l’escalier) ; errance de la voix au-dessus de la mer (Envoyé de la mer) ; tentative d’exploration de lieux « différents », la mort ou le rêve (Lettre de Nouvel An, Tentative de chambre). Voyages dangereux et salvateurs à la fois, qui, toujours, ont pour dernière issue un engloutissement (dans les flots, dans le feu, dans le vide), un anéantissement dans un éternel et un infini, « sans laisser de traces, en silence/Comme coule un bateau ».

« Tout poème et toute musique sont promesse d’une terre promise qui n’existe pas. »

De ce lieu, toujours à découvrir, mais si réel, quelle est la géographie ? la configuration ? la substance ? Il entretient avec le « monde-comme-il-est » certaines connexions mystérieuses : Prague est l’une de ces « portes », la Russie perdue aussi – Paris, en aucun cas. Avec le monde ordinaire ce monde autre partage des noms (de lieux, de personnes, de choses). Mais il ignore le temps et l’histoire, et accueille dans un même espace les héros du texte biblique, ceux du mythe grec, ceux de la légende allemande. Il est, certes, précisément spatialisé : montagnes, plages, faubourgs, seuils, maisons, escaliers, murs, chambres, corridors. Tsvetaeva prête au « paysage de l’âme » une existence matérielle tout aussi indubitable que celle dont est doté le simple monde. Il est tout aussi visible, aussi coloré, aussi animé, aussi tangible, sonore et sapide.

Il est peuplé de corps (gestes, yeux, sourcils, lèvres), de sensations (froid, dur et doux, haut et bas, droite et gauche), d’objets (les plus triviaux : « clous, dalles ou sciure », « feuilles de chou », « boîte à ordures », « tissus rapiécés » du Poème de l’escalier, « ode au bouton » du Preneur de rats). Mais en dépit de cette corporéité si saillante, les choses dont il est fait sont élusives : d’appartenir désormais au monde de l’âme, elles ont acquis une radicale mutabilité. Comme les pièces du kaléidoscope que maniait la petite Marina, elles ne cessent d’échanger leur place, de disparaître pour se redéfinir autrement. Rilke aurait dit : elles « [vont] et [viennent] dans la métamorphose1 ». (…)

La figure qui informe les poèmes de Tsvetaeva est la métalepse, omniprésente dans chacun des poèmes. Le mot y est coextensif et consubstantiel à la chose. Quand, en janvier 1927, la poétesse avoue à Anna Teskova avoir « définitivement émigré dans [son] cahier1 », il faut comprendre, littéralement, que l’espace de l’écriture s’est pour elle substitué à l’espace du vécu. Les mots sont les briques dont est bâti le seul séjour possible pour celle qui, à jamais, n’est plus qu’âme – « âme sans corps de tant de ponts et lieux ». En s’aidant de ce ciment nouveau – l’étymologie poétique – Tsvetaeva construit le troisième monde dans lequel seul elle peut vivre, et où coexistent, en tension et en amitié, des mots qui, se heurtant, se répondant, se complétant, constituent sa demeure : espace qui conjoint la mer, le moulin, le haut-fond, la broutille, unis par la présence d’un m et d’un l où se lit une origine fantasmagorique du langage. Espace où « son » (le « songe ») et slog (la « syllabe » ou, en vieille langue, le « style ») sont, à jamais, indéfectiblement unis dans une même légende. Les longs poèmes de Tsvetaeva, récits de magie, doivent, à la lettre, être pris au mot.

HELENE HENRY

Unknown

 

(extraits de la postface d’Hélène Henry à

Grands poèmes de Marina Tsvetaeva

édition bilingue, traduit du russe, préfacé et annoté par Véronique Lossky

1200 pages, 29 euros

éditions des Syrtes)

Cette entrée a été publiée dans Poésie, traducteur.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*