de Pierre Assouline

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La République des livres
L’été d’un juré à pied d’oeuvre

L’été d’un juré à pied d’oeuvre

321. C’est le chiffre de la Bête de l’Apocalypse éditoriale. Entendez : le nombre de nouveaux romans de langue française qui vous attendront dans les librairies à partir de la mi-août. Mais le tsunami littéraire a d’ores et déjà déferlé aux domiciles et villégiatures des membres de « la bande des Six » ainsi qu’il convient de désigner les jurés des six grands prix d’automne : Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, Interallié et Académie française.

On ouvre les paquets. Les piles s’élèvent de jour en jour. Le vertige nous prend car nul ne lira les 321 sauf à prétendre avoir « lu mais pas personnellement ». Comment choisir dans la masse ? Il y a les écrivains que l’on lit depuis leurs débuts et envers lesquels on éprouve une curiosité récurrente ; un réflexe naturel guide vers eux en priorité. Il y a des écrivains récents dont l’évolution séduit. Il y a des illustrations de couvertures qui attirent l’œil, des titres qui troublent, des textes en quatrième de couverture qui intriguent. Il y a les premiers romans (74 dénombrés cette fois parmi les 321), dont les auteurs sont nécessairement des inconnus, et dont on guette toujours des éblouissements, on attend qu’ils nous surprennent, nous stupéfient, nous bouleversent. C’est le sel de la rentrée. Le juré n’est jamais à l’abri d’une révélation. Si les pépites sont rares, leur découverte est une grâce qui dédommage de tant d’heures gâchées par ailleurs avec des ouvrages précédés par leur légende (enchères mirobolantes à l’étranger, enthousiasme inédit des libraires etc).

Faut-il être tordu pour prendre la peine de lire des livres que parfois des auteurs se sont tout juste donné la peine d’écrire. Pour eux l’important est de paraitre et de se produire. Les premières pages suffisent à s’en rendre compte. L’écriture ne leur est pas indispensable. Elle repose sur une idée, un thème, un sujet, bref un coup à tenter, alors qu’un désir, profond, irrépressible, devrait en être à l’origine. Ces livres-là vous tombent des yeux. On y cherche en vain la voix de l’auteur, le son particulier que dégage son texte. Si malgré tout vous poussez la conscience professionnelle jusqu’à les lire jusqu’au bout, vous en voudrez à mort à l’auteur de vous avoir fait perdre deux jours de votre vie.

On croirait que la rentrée littéraire a été inventée pour illustrer la notion de pénibilité, que ce soit sous forme de livre tout juste imprimé, de PDF ou d’épreuves -c’est le cas de le dire. Mais relativisons afin de ne pas subir les foudres de la police poétique : pour qui se dit passionné de littérature, il y a pire que d’être enchainé à des livres. On n’a jamais obligé un critique ou un écrivain à être membre d’un jury ; si c’est vécu comme une servitude, ne jamais oublier qu’elle est volontaire et bénévole. La table doit être bonne puisque le plus souvent les réunions de travail se déroulent dans un agréable restaurant (ça se passe en France) où il est recommandé de voter avant l’apparition du sommelier. Ainsi conserve-t-on à peu près intact son esprit critique. A quoi bon avoir passé son été à plancher si c’est pour perdre son jugement à l’instant du vote.

     Choisir c’est exclure donc rejeter. Ainsi le vivent les absents d’une sélection. Même s’il s’agit d’une liste collective, une pré-sélection d’une douzaine de titres, le jury lui accorde ainsi une visibilité décisive pour son avenir immédiat. En être ou ne pas en être, là est la question. En être, c’est avoir le sentiment de participer à la grande comédie littéraire de la rentrée ; ne pas en être, c’est la vivre en tragédie. Car nombre de romanciers supplient leurs éditeurs, quand ils ne leur exigent pas, d’être publiés à la rentrée, à leurs risques et périls, sous la menace d’être engloutis par la masse des prétendants.

Au moment de boucler cette chronique, un gros paquet de livres bien ficelé cogne à nouveau contre ma porte comme tous les jours désormais. Quand l’un s’échappe pour venir à vous, il faut le prendre comme un signe. Le cas d’A pied d’œuvre de Franck Courtès, 182 pages bien ciselées chez Gallimard. L’histoire authentique d’un photographe, portraitiste à succès dans la presse tendance, qui renonce à cette vie là pour se consacrer à l’écriture. Sa passion de la littérature le mène à la vraie pauvreté. Il en vient à exercer ici ou là mille petits métiers d’appoint juste pour manger- pour une fois, l’expression est juste. Des travaux alimentaires. On pense à l’inoubliable Journal d’un manœuvre de Thierry Metz, lequel avait fini par se suicider. C’est de la même force. Courtès en fait le récit avec une sobriété, une pudeur, une économie de moyens admirables. Terrible. A la toute fin, on lui annonce qu’il figure comme finaliste du Goncourt de la nouvelle. Joie ! Il reçoit des coups de fil de félicitations de toutes parts. Et un autre lui demandant de venir réparer une chasse d’eau dans le VIIème arrondissement. « 25 euros, ça vous va ? ».

Dans les dernières pages, il dresse l’inventaire de toutes les taches qu’accomplit au quotidien l’homme à tout faire qu’il est devenu par la force des choses, et de toutes les fonctions qu’il peut remplir. La dernière : « Ecrivain ». Ce n’est pas un roman.

(« Vue du parc éolien offshore de Middelgrunden depuis Amager Strand, une plage très populaire de Copenhague.  Le parc éolien a été développé grâce à une coopérative avec une forte implication de la communauté locale dans la phase de planification et en tant qu’investisseur. Aujourd’hui, 8 552 consommateurs d’électricité, particuliers et petites entreprises, sont copropriétaires du parc éolien. Le parc éolien de Middelgrunden produit de l’électricité pour plus de 40 000 ménages à Copenhague.
Les particuliers ont joué un rôle important dans le développement du Danemark en tant que nation éolienne forte depuis le tout début et jusqu’à aujourd’hui, où 14,4 % de la consommation d’électricité danoise est fournie par le vent. Plus de 150 000 familles danoises sont membres de coopératives éoliennes. », Photo Simone Tramonte)

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