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L’éternel écrivant

L’éternel écrivant

Par Daniel Lefort

Daniel-Lefort-2-911x1024Même si tous font usage de la main pour coucher sur le papier ou, de plus en plus souvent, afficher sur l’écran le produit de leurs rêves et de leurs pensées, il y a au moins deux sortes d’écrivains : ceux qui parlent et ceux qui observent, les adeptes de la parole et les familiers du regard, les uns enclins au récit et les autres rompus à la description – peut-être y a-t-il entre eux la même différence qu’entre les historiens et les géographes, les conteurs et les peintres. Albert Bensoussan est sans conteste dans le clan des conteurs. Il l’a prouvé par les quelques trente ouvrages de fiction publiés, où le roman le dispute au conte et au poème. Il nous en donne une démonstration sans équivoque avec le dernier-né de son abondante bibliographie : Le vertige des étreintes (Maurice Nadeau, 261 pages, 19€).

Un titre somptueusement voluptueux certes, pour évoquer les femmes d’une vie, aimées un jour ou une nuit, adorées pendant des années, toutes convoquées par la grâce du souvenir qui se fait plus aigu et plus déchirant à mesure que le temps passe et que la mémoire se fissure. Car ce qui était dans les précédents récits d’Albert Bensoussan succession de petits contes illustrant surtout les années heureuses de l’enfance et de l’adolescence en terre algérienne devient ici «un kaléidoscope» mémoriel de fragments qui s’entrechoquent dans un apparent désordre. En fait, ils se répondent en un «incessant ressassement» qui épouse la marche du rêve avec ses tête-à-queue, ses sauts de carpe et ses coups du lapin : le récit s’étoile et se multiplie par scissiparité, la répétition des motifs en est une clé – «nous les conteurs, on aime bien répéter, l’histoire est comme une comptine que l’anaphore inscrit dans la permanence, ou disons dans l’éternité». Cela fait du texte un tapis oriental solidement noué, moiré et chatoyant, en accord avec sa matière principale qui est d’abord de Méditerranée avant d’être de Bretagne et même, à la fin, du pays du Soleil Levant.

Sur ce tapis volant, la mémoire fait des détours et joue des tours, mêlant parfois sans distinction songe et réalité. Au lieu de s’en lamenter, Bensoussan s’en délecte car, si l’on en croit Georges Limbour, «le rêve et la réalité, c’est bien pareil au bout de la vie». Ainsi Dihya, Ghalia, Bertille, Maya, Garance qui est aussi Mabel, femmes d’Algérie, Mélinée la Bretonne «avec sa belle tête d’Arménienne», Dores et Leah, épouses successives, et j’en oublie entre celles qui reviennent avec l’insistance de l’obsession et celles qui n’ont été qu’une fugace tentation, toutes apparaissent et disparaissent au gré des désirs satisfaits et des élans frustrés, des rencontres comblées et des aspirations déçues. Mais ce qui donne chair et consistance au souvenir, c’est toute la substance du monde intensément vécu qui lie la vie intime au flot de l’Histoire.albert.bensoussan2016-1

D’abord et surtout la ville d’Alger, amoureusement évoquée, en ces temps coloniaux où les communautés se regardaient parfois en chiens de faïence – «Il y avait chez nous une rivalité entre les clans, et l’on se poussait du col pour affirmer son appartenance à la grande famille française» – et pratiquaient l’ostracisme avant-coureur de rupture – «La France (…) avait exclu de ses fêtes, dans cette belle salle du Centenaire, la majorité de la population de cette terre coloniale. Pas un Arabe, pas un Kabyle, aucun fils du Mzab et encore moins un Kouloughli» – mais où aussi juifs, chrétiens et musulmans se coudoyaient dans les rues et sur les marchés algérois en toute simplicité, ce qui permettait à notre Juif de s’amouracher de telle ou telle belle fille arabe, qui le lui rendait bien. Puis est venu le temps de la déchirure. La guerre, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi et non hypocritement « les événements », la guerre donne lieu ici à des accents tragiques :

«En bas, la ville grondait et me parvenaient ses cris choyés de sang. Je voyais impuissant la folie écarteler les hommes. (…) Je voyais au-dessus des orages le rire giclant des piétinements d’asphalte, les pavés emboîtant les visages, le taureau sur les toits secouant ses ramures. Je voyais tout cela, El-Djézaïr, et caressais ton nom».

S’ensuivra le départ vers la métropole, vécu comme un exil bien plus qu’un rapatriement. Dans cet exil, qui a ouvert sur la table du professeur Bensoussan l’encrier puis l’écran de l’écrivain, s’est coulé le sentiment permanent, lancinant, de la perte. La mémoire est devenue compagne de la douleur. Plus de cinquante ans après la fracture, «l’Algérie disparue, nous la portons en notre chair comme une paupière béante», les corps aimés qui convoquent des images romantiques de sultanes et d’odalisques sont devenus des ombres. Le miroir que Bensoussan tend à la beauté des femmes lui renvoie en même temps l’image de la dégradation de leur corps vieilli. La volupté s’est dissoute dans le vertige des images et des mots.

Mais il arrive aussi que ce vertige soit tout simplement physique, attaque sournoise des maux de l’âge. C’est ainsi que l’épilogue nous ramène au passé le plus récent, celui d’un voyage au Japon où, seul dans la rue, victime d’un «malaise hypoglycémique», plutôt que de tomber prosaïquement dans les pommes le narrateur se retrouve la tête dans les glycines ornant le kimono de jeunes filles qui le soignent de leurs mains, aussi délicieusement entouré qu’un vieil homme de Kawabata. Encore un effet du hasard que Bensoussan résume et symbolise tout au long du récit par l’image du coup de dés venue de son enfance et qui décida imaginairement du choix de sa première épouse.

Il y aurait, dans ces évocations nostalgiques, matière à reflux amers et aigreurs de tempérament si l’auteur ne trouvait sa planche de salut dans la grâce des mots qui nourrit une saine faculté d’autodérision et d’humour. Bensoussan excelle à croquer une saynète drolatique comme celle du dentiste de quartier : «en moins de temps qu’il n’en faut pour dire patate, la molaire du dolent était au bout du davier et le verre d’anisette au fond du gosier». Et la citation des comptines, l’usage de tournures si personnelles comme l’emploi du « en » – «Ici la mer charrie les rocs en constant ancrage et désencrage, et rien n’est jamais en même place, en seul lieu» – ajoutent à la fraîcheur du conte le jeu avec le langage.

Du haut de ce livre qui rebrasse et fait de nouveau chatoyer tous les motifs, récits et histoires ciselés séparément pendant quarante ans mais qui, rassemblés ici, font de l’œuvre romanesque d’Albert Bensoussan un roman à facettes qui culmine dans ce Vertige des étreintes, il est possible de faire son portrait – avec la touche d’humour qui s’impose – en détournant quelque peu la Supplique de Brassens:

Il sera, c’est certain, l’éternel écrivant/ Qui couche ses amours sur la page en rêvant/ Qui laisse la mort en souffrance.

 Daniel Lefort

(Photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature de langue française.

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commentaires

2 Réponses pour L’éternel écrivant

raymond dit: à

il détourne la supplique de Brassens qui en effet se terminait ainsi:
« Vous envierez un peu l’éternel estivant
Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant
Qui passe sa mort en vacances »…

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