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Javier Cercas aux prises avec la bonté à coups de fusil

Javier Cercas aux prises avec la bonté à coups de fusil

Inutile de le chercher le nom de Javier Cercas dans le si précieux, si informé, si riche Dictionnaire amoureux du polar (804 pages, 27 euros, Plon) de Pierre Lemaitre pourtant si ouvert aux auteurs étrangers et malgré l’allusion à la novela negra espagnole dès l’incipit : c’est là qu’on a le plus de chance de le trouver absent. Et pour cause ! L’un des plus grands écrivains espagnols s’est fait connaitre et plébisciter, tant par la critique que par le public, pour ses novelas sin ficción, des « romans sans fiction » ainsi qu’il nomme ce genre hybride qui entremêle l’histoire, la littérature, le journalisme d’enquête et qu’il a brillamment illustré avec notamment Les Soldats de Salamine (2002), Anatomie d’un instant (2010), L’Imposteur (2015), Le Monarque des ombres (2018) parus en français chez Actes Sud dans des traductions de Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic. Et cette fois donc, pour ne pas risquer de se plagier ou de se répéter, un polar qui a été couronné du prestigieux prix Planeta en 2019.

Un vrai polar dans les règles de l’art : un triple crime particulièrement atroce décrit par le menu dans les premières pages, si atroce qu’on n’imagine pas un coupable à sa hauteur ; un policier qui s’acharne à en démonter la logique malgré les obstacles ; une enquête brutale ; des suspects qui en dissimulent d’autres etc C’est ce qui apparait au début de Terra Alta (Terra Alta, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, 306 pages, 22,50 euros, Actes sud). Pour le moins dépaysé, le lecteur familier de l’univers de Cercas se dit tout d’abord qu’il peut tout oser, tout se permettre, parvenu à un tel niveau de notoriété, y compris de désorienter son public. C’est généralement un gage de liberté. Et très vite, on n’est pas seulement emporté par cette histoire racontée au présent de l’indicatif par un narrateur omniscient, mais véritablement empoigné par elle.

Qui a bien pu assassiner avec un tel acharnement le couple Adell et sa domestique dans leur maison ? On n’y a rien volé et le motif demeure opaque. A défaut, il est même question de rituel religieux, mais non, une fausse piste parmi d’autres. Qui ne connait les cartonneries Adell ! Et ce n’est pas une entreprise locale puisqu’elle possède des filiales sur plusieurs continents, ce qui ne facilite pas les recherches, d’autant que cet empire est discrètement liée à l’Opus Dei. C’est pourtant la famille la plus riche de la comarque dans la province de Tarragone, ce coin du sud catalan pauvre, pierreux, inhospitalier (parmi les vins labellisés Terra Alta, il en est même un baptisé « Brutal »…) en bordure de l’Aragon, un endroit où il ne se passe jamais rien, où les vieux assis comme chaque jour sur un banc au soleil ne parlent encore que de la guerre civile si longtemps après.

La moitié de la région leur appartient. Une famille plutôt aimée et estimée, qui aide les gens. Melchor Marin, le policier qui mène l’enquête, est un obstiné du genre à continuer en secret alors que sa hiérarchie fait tout pour la classer ; un personnage sombre ; un fils de pute, au sens premier du terme, hanté par le meurtre de sa mère, qui est entré dans la carrière dans l’espoir de retrouver un jour les quatre hommes qui l’ont abusée à mort avant de la jeter comme un détritus sur un terrain vague, et de les faire avouer par tous les moyens (ce qui n’est pas sans rappeler le Dahlia noir et Ma part d’ombre). Des années qu’il n’en dort plus la nuit et que le silence de la ville le tient éveillé. Comme James Ellroy, la mort de sa mère définit sa vie, il veut lui rendre son souffle.

Il a le regard froid, dur, impénétrable, de celui qui a toujours l’air de regarder quelque chose de terrible bien au-delà de vous lorsqu’il vous parle. Cela vous rappelle quelqu’un ? Jean Valjean, bien sûr. Emprisonné dans sa jeunesse délinquante, il n’avait jamais rien lu jusqu’au jour où une jeune femme lui mit Les Misérables entre les mains. Dès lors, il ne cessera d’osciller entre Valjean et Javert, héros et antihéros confondus jusqu’à ne faire qu’un. Du premier, il a la haine comme carburant, la vengeance comme stimulant, l’état de guerre permanent envers le monde ; du second, il a l’intégrité, le mépris du mal, le sens de la justice ; à la fin, il ne sera plus qu’un et s’identifiera à Javert. A un moment, on craint que le roman de Victor Hugo ne soit le « patron » de Terra Alta, mais l’auteur, qui est de son propre aveu plus flaubertien que hugolien, est assez habile pour en faire non le modèle mais l’âme tutélaire (même si baptiser « Cosette » la fille du personnage principal, c’est un peu trop). De ce membre des mossos d’esquadra aussi, on pourrait dire qu’« il fait la bonté à coups de fusil ».

La guerre et la révolution ne sont jamais loin mais cette fois, dans ce coin de terre catalane, outre l’historique bataille de l’Ebre, la plus cruelle de la guerre civile, c’est le souvenir traumatisant des massacres commis par les anarchistes barcelonais dans des villages qui l’emporte in fine car c’est aussi une histoire de vengeance et de règlements de compte :

 « Une soupape pour atténuer les haines, les querelles et les ressentiments accumulés au fil des ans ».

Le spectre de l’indépendance de la Catalogne pointe aussi son nez, furtivement, l’auteur ne cache pas que la récente crise catalane l’a poussé à changer de registre ; de même que le terrorisme islamiste qui secoue Barcelone et le rattrape au passage ; Terra Alta est peut-être « le trou du cul du monde », elle ne se trouve pas au centre du grand nulle part mais bien enracinée. De la lecture ad nauseam des Misérables, Melchor retient quelques leçons de vie et de survie -ce n’est pas pour rien que certains le tiennent pour un livre de charité.. Entre autres cette vérité : on n’épuise jamais le sort et on ne touche jamais le fond. Méditation sur les conflits entre justice intime et justice publique, droit naturel et droit formel, loi de Dieu et loi des hommes -et les cas de conscience que leur résolution entraine, Terra Alta est une réussite sans mélange dont les personnages, dont on sent bien à quel point l’auteur les aime à commencer par Melchor, sont si puissants et si attachants dans leur fragilité qu’ils pourraient faire passer l’intrigue au second plan. Javier Cercas (1962) n’a pas seulement maitrisé les codes d’un genre qui n’était même pas le sien : il les a sublimés pour en faire ce qui s’annonce comme un grand roman, une épopée car c’est le premier d’une série dont chaque volume pourra se lire de manière indépendante. Le deuxième tome vient de paraitre en Espagne sous le titre Independencia.

S’il finit par lire quelques autres romans (L’Etranger, le Docteur Jivago, le Guépard, le Tambour, la Vie mode d’emploi), au fond, Melchor est ce que E.M. Forster appelait « un personnage-plan », c’est-à-dire quelqu’un qui s’incarne dans sa devise, son obsession. Ce procédé rhétorique se trouve d’ailleurs rappelé dans le Dictionnaire amoureux du polar de Pierre Lemaitre. Et vous savez à quelle entrée ? « Javert » !

(Photos Passou)

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