de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 112 Notez ma conduite

N° 112 Notez ma conduite

Par Jacques Drillon

Les filles portées sur les pulls trop longs, détendus, et qui cachent leurs mains dans l’extrémité de leurs manches.

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Le seul endroit de Paris où les flacons de gel hydroalcoolique soient cadenassés : les couloirs de Radio France.

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Les très gros, qui jouissent d’un supplément d’âme. Ils ont en plus ce qu’ils ont en trop. En plus d’être, ils sont gros.

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La Fontaine :
« J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique
La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique. »

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Le bouchon du carter de moteur, qu’on lâche tout de suite  pour ne pas avoir la main arrosée d’huile de vidange, et qu’on est obligé d’aller rechercher à tâtons au fond de la gamelle posée dessous, dans l’huile dégueulasse.

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Billy Wilder, qui disait que Lubitsch en faisait plus avec une porte fermée qu’un autre cinéaste avec une braguette ouverte.

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(Quad, de Samuel Beckett)

Le plan de la chose :

 

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Les catholiques intégristes qui entraient dans le théâtre où l’on donnait Golgota Picnic. Ils avaient absorbé volontairement des émétiques, pour pouvoir vomir sur les spectateurs.

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Trouver la bonne définition de mots croisés, qui procède comme le cavalier du jeu d’ échecs. S’éloigner du mot, en regardant tout autour ce qui s’y rattache (synonymes, polysémies, proverbes, locutions, œuvres d’art, etc.), et, une fois la direction adoptée, la dériver en angle droit – en tentant de le faire vers un deuxième indice, qui confirmera le premier. Ainsi, un TABERNACLE contient des hosties, un ciboire, le corps du Christ, il est fermé à clé, c’est une sorte de coffre-fort. Premier éloignement : choisissons le corps du Christ, et adoptons la première partie de la définition : garde du corps. Cherchons un deuxième indice, qui pourrait avoir un rapport avec le premier. Serait-ce hostie, communion, pain, objet précieux, or, azyme ? Pain n’est pas mal. Disons donc : Ce garde du corps a du pain sur la planche.

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(Suite)
La bonne métaphore ne procède pas autrement. Recherche d’équivalence, et si possible dérivation secondaire vers ce qui s’y rattache. Ainsi, Simenon écrit : « Il pleuvait encore ce matin-là ; une pluie douce, morne, résignée comme un veuvage. » Le premier terme, « résignée », opère un premier décalage (par le passage au registre moral), et le deuxième, « veuvage », complète le premier. Il ne pouvait pas (n’avait aucune raison de) passer directement de la pluie au veuvage, mais en faisant étape à « résignée », il construit une métaphore parfaite.

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Le mépris des féministes radicalisées pour un homme qui leur fait des ronds de jambe ostensibles, affiche son allégeance, ploie la tête devant elles, et se fait gloire de sa lâcheté. À tout prendre, elles préfèrent encore un bon vieux gros macho.

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Ce que les enfants vous forcent à savoir faire : monter un siège spécial à l’arrière d’une voiture, déplier et replier un lit-parapluie.

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Les belles étymologies
Lucifer = le porteur de lumière.

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Brahms, qui s’endort pendant que Liszt (Liszt !) lui joue sa sonate (la sonate en si mineur, la sonate de Liszt !)… Vieux con !

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La chemise sans cravate mais boutonnée jusqu’au cou, autrefois réservée au plouc absolu, adoptée aujourd’hui par le jeune homme à la mode. Ce qui est sans doute la même chose.

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Dernière minute

« Le Monde » daté du 1er juin nous apprend que l’amateur de tennis a aujourd’hui 61 ans, alors qu’il en avait 51 il y a dix ans. Cette courbe descendante est à peu près la même pour l’amateur de concerts « classiques ». Tennis et musique mourront en même temps. 

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Le Muray de la semaine

« Car tous ces gens qui se haïssent ont besoin les uns des autres. Ils ne se feraient pas plus de mal entre eux que moi à une mouche. Les salauds vermoulus de l’establishment font littéralement dans leur culotte à l’idée qu’un non franc et massif [à Maastricht] les ferait voler en poussière. Umberto Eco a besoin de Sollers comme Sollers a besoin de Lévy et Lévy de Chirac et Chirac de Giscard et Giscard de Mitterrand et Alain Delon de Derrida et Derrida de François Léotard et François Léotard d’Elisabeth Guigou et Élisabeth Guigou d’Élisabeth Badinter et Élisabeth Badinter de Balladur et Balladur de Didier Decoin et Didier Decoin de Kristeva et Kristeva d’Yves Saint-Laurent et Yves Saint-Laurent de l’abbé Pierre et l’abbé Pierre de Charlotte Rampling et Charlotte Rampling de Bérégovoy et Bérégovoy de Robbe-Grillet et Robbe-Grillet de Lionel Jospin et Lionel Jospin de Johnny Hallyday et Johnny Hallyday d’Umberto Eco et tout le monde d’Eurodisneyland. »

(Ultima necat, t. IV)

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PRO DOMO – VIENT DE REPARAÎTRE

Nous autres Français devons faire notre deuil d’une bonne part de Shakespeare. La meilleure, disent les Anglais : sa poésie. Admettons-le. Mais offrons à ce réprouvé de naissance au moins l’hospitalité d’une langue qui s’affirme haut et clair comme une vraie langue, digne de ce nom, comme une langue qui ne se prêtera pas plus à la traduction que la sienne, et qui peut-être lui sera douce dans son lointain exil. Il faut retraduire tout Shakespeare, avec courage, orgueil et patience. Rendre à ce théâtre génial sa violence et sa rapidité, y mettre tout le savoir-faire possible, en écoutant notre langue et notre voix autant que les siennes : en satisfaisant aux exigences du théâtre français. Nabokov : « Qu’est-ce qu’une traduction ? Sur un plateau, la tête pâle et flamboyante d’un poète. » Décapiter l’auteur est suffisant ; ne jetons pas le plateau.

VIENNENT DE PARAÎTRE (RAPPEL)



Les problèmes parus entre 2011 et 2017 dans le Nouvel Observateur. Les Belles Lettres, 480 pages, 17,90 €

 

On ne saurait se faire une juste idée de l’homme Gide si l’on méconnaît sa passion pour la crapette, jeu de cartes immortel, jeu de cartes nobélisable mais cruel, qu’il a pratiqué toute sa vie, et dont son amie, la Petite Dame, fut une régulière victime consentante.
De même, il a paru indispensable de colliger toutes les allusions que dans son Journal il fait au jeune adolescent nommé Victor. L’auteur de Corydon l’a rencontré en Tunisie pendant la guerre. Il focalise sur lui toute son attention, montre sa perspicacité, sa finesse, et laisse apparaître dans le même temps sa partialité, son dépit, sa petitesse de grand homme.

Du Lérot, 72 pages, 15 €, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

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j.drillon@orange.fr
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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

 

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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