de Pierre Assouline

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La République des livres
Maurice Nadeau, le grand décapeur

Maurice Nadeau, le grand décapeur

On n’assiste pas souvent à une grande leçon de critique littéraire. Celle que nous offre Maurice Nadeau (1911-2013) d’outre-tombe a des relents testamentaires en un temps où la critique journalistique n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut. Elle est d’autant plus percutante qu’il ne s’y donnait pas pour un maitre, n’ayant pas de disciple. Pas le genre à faire la leçon à qui que ce fut. Avec la parution de Soixante ans de journalisme littéraire. Les années “Lettres Nouvelles” (1600 pages, 39 euros, éditions Maurice Nadeau/ Les Lettres nouvelles), qui couvre la période 1952-1965, nous disposons désormais de son ars poetica. Face à l’énormité de ce second volume d’anthologie de ses articles préfacé par Thiphaine Samoyault, l’esprit encore plein des souvenirs de lecture du premier, j’avais l’intention d’y picorer au hasard, par sauts et gambades, comme on peut le faire de certains dictionnaires. Et puis le confinement aidant (c’était en mars dernier), je me suis laissé emporter en lisant l’intégralité dans l’ordre chronologique de parution des articles. Tous les Nadeau s’y trouvent : le critique bien sûr mais aussi l’éditeur, le directeur de revue, le juré et le grand lecteur, tout simplement.

Passionnant de voir comment il a tôt mis au point son système critique et comment il s’y est tenu sur la durée. Chacune de ses critiques se divise en quatre parties : le récit de l’histoire, la langue de l’auteur, l’analyse du livre, sa contextualisation dans l’œuvre. Pas toujours dans cet ordre. Mais Il y a toujours une chute où sa pensée critique se concentre et se réfugie en une poignée de mots. Chaque critique est longue de quelques feuillets. S’agissant du Hussard sur le toit qui marque à ses yeux une date dans la bibliographie de l’auteur tant celui-ci lui parait métamorphosé depuis la guerre, il commence par replacer le roman dans l’ensemble afin de comparer l’avant et l’après ; le nouveau Giono lui semble aller vers plus de simplicité et de naturel même si ce faisant, il se révèle moins romancier que poète, chroniqueur, conteur et dramaturge ; la philosophie vitaliste et le fond mythologique première manière sont toujours là mais l’homme a appris à se détourner des lois de la nature et à les contourner lorsque celle-ci est déréglée.

Bien composées, très découpées comme on le dit d’un film, ses critiques obéissent à une architecture immuable. Il y a un démonteur de mécanique et un maitre en dépeçage en lui. Il s’y entend à mettre à nu les grandes machines romanesques. L’art de la critique selon Nadeau est admirable de constance, de pénétration quel que soit l’ordre du cahier des charges qu’il s’impose. Les citations, assez brèves, donnent à entendre la sonorité du texte, procédé dont il n’abuse pas dans le but de tirer à la ligne. Pas du genre à modifier sa manière en fonction des responsables culturels du journal auquel son article est destiné. C’est à eux de s’adapter à lui dès lors qu’ils viennent le chercher, et non l’inverse.

« C’est l’histoire, racontée à la première personne… ». Il se résout à raconter bien qu’il soit intimement convaincu qu’un roman est irréductible à son argument. Pire : il résume, mais longuement. On peut même dire qu’il s’y applique surtout lorsque lui-même le reconnait (« je m’efforce de résumer ») même s’il le regrette à propos d’un livre de Claude Simon : « On est malgré soi obligé de s’en tenir aux faits, aux événements, aux personnages ». Il s’étend sur le sujet (allez donc cerner puis exposer le « sujet » de Lolita !) tout en sachant que l’essentiel de ce qui fait la qualité, la singularité, la puissance d’attraction d’un roman est ailleurs (si le diable est dans les détails, la grâce est dans les interstices). Le pire des systèmes critiques à l’exclusion de tous les autres ? Il y a de cela malgré le côté positiviste que cela confère à ses papiers. Le procédé risque de donner au lecteur l’impression d’être dès lors dispensé de lire le livre.

Il ne juge pas les auteurs mais les livres, et ceux-ci séparément. C’est d’un texte qu’il s’agit et de rien d’autre, celui-ci fut-il replacé au sein d’une œuvre et celle-ci au creux d’une vie. Ce qui permet d’encenser un jour un écrivain et de le descendre un autre jour. Tout le monde ne comprend pas cette liberté de l’esprit. Le rivage des Syrtes lui apparait comme « une ennuyeuse dissertation » contrairement au Balcon en forêt qui n’en possède pas moins un « écriture très surveillée », ce qui est plutôt bien vu. Un auteur régulièrement encensé par lui ne doit pas se sentir à l’abri car il juge livre par livre, texte après texte et ne craint pas de réviser son jugement. Ainsi de Marguerite Duras. Après avoir loué Barrage contre le Pacifique, il dit sa déception à la lecture du Marin de Gibraltar, exécuté à l’égal d’un vulgaire divertissement à l’américaine. Mais quand il aime, tous les Nadeau en lui se mettent au service de l’écrivain porté au pinacle.

Le critique ne se contente pas de louer La Route des Flandres pour la richesse de la palette, la manière dont Claude Simon réussit à se dégager de l’influence de Faulkner, l’heureux mélange des temps dans la peinture du chaos de mai 40 : le directeur de revue a publié deux avant un récit intitulé Le Cheval, ébauche du roman dont il deviendra le cadre. Il donne envie d’aller à la découverte du grand roman d’Hermann Broch La mort de Virgile et de chercher sans attendre les raisons du poète de vouloir détruire l’Eneide. De même pour Nedjma de Kateb Yacine encensé dès sa sortie en 1956. Le vieil homme et la mer ? Une merveille de réussite technique, un chef d’œuvre d’horlogerie, voué à devenir un classique dès sa parution ; même si à la seconde lecture (mais oui, il arrive que certains critiques y reviennent juste après afin de mettre à l’épreuve leur première impression), il est déçu de voir un peu trop comment c’est fait. Il est le premier et longtemps le seul à dire son admiration pour Sa Majesté des mouches de William Golding dès sa parution. On ne lit pas sans émotion l’accueil réservé en 1953 à la Statue de sel d’Albert Memmi, qui vient de disparaitre, dans un papier consacré aux romanciers d’Afrique du nord regroupant à ses côtés Mohamed Dib et Mouloud Mammeri, et prédisant : « Il serait étonnant qu’on n’entendit pas reparler de lui ». A propos de Borges, il fait justement remarquer que son art épuise le commentaire aussitôt qu’il le suscite, ce qui le rend incritiquable. Simone de Beauvoir lui inspire des réserves polies. Selon lui, le Nouveau roman n’existe que parce que la France avait besoin de quelque chose comme les Angry Young Men ou comme la Beat Generation. Mais ce n’est pas parce qu’on se réunit pour une photo ou une émission qu’on est un mouvement, encore moins une école. Une bonne part de l’irritation que cause la lecture des romans d’Alain Robbe-Grillet, à l’occasion de la parution de Dans le labyrinthe (1959), vient de ce qu’on ne peut pas se laisser aller à les lire simplement.

« Entre eux et nous s’interposent des propos, déclarations, écrits théoriques de l’auteur fort discutables, des interprétations qui, de la part de certains commentateurs étrangers, vont jusqu’à la ratiocination bouffonne. Ajoutant à une savante obscurité dont la réputation de l’auteur n’a certes pas à souffrir, ils font écran entre ce qu’il écrit et ce que nous lisons, interdisent toute lecture naïve. Excessivement louangé par les uns, dénigré avec le même excès par d’autres, chaque roman de Robbe-Grillet devient un acte de la comédie littéraire du moment, une occasion de se compter pour les partisans et les adversaires du « nouveau roman », un symptôme parmi d’autres de cette « vedettomanie » à laquelle Robbe-Grillet se soumet avec une bonne grâce entière. Lui suffirait-il de vouloir occuper, pour le temps d’une mode, le devant de la scène ? »

Il y a de beaux morceaux pour servir à l’histoire littéraire, à condition de ne jamais oublier la date exacte de l’article. On pourra facilement pointer ici ou là des erreurs d’appréciation, des complaisances, des oublis, exceptionnels dans la masse. Car une chose est de juger un livre à la veille de sa parution, une autre est de le faire longtemps après, lorsqu’il est précédé par sa légende. L’ensemble est daté mais pas démodé (même si l’on repère ici ou là des expressions comme on n’en fait plus, lorsque par exemple le nouveau roman de Simone de Beauvoir « fait sensation »). C’est un passé qui n’est pas passé non seulement parce que les classiques de l’époque le sont tout autant plus demi-siècle après, mais parce que certaines nouveautés du temps de Maurice Nadeau sont devenues des classiques modernes (pas toutes, on s’en doute : ils sont un certain nombre les romanciers dont il attendait beaucoup et qui ont vite disparu en leur temps déjà, les Célia Bertin, Gabriel Véraldi, Jean Cordelier etc). Son recueil fait revivre un temps où Beckett ne trouvait pas un théâtre qui acceptât de monter Fin de partie et où ses romans ne dépassaient pas 3000 exemplaires. Il le fait pour ceux qui n’y étaient pas comme pour ceux qui y étaient sans l’avoir vécu.

Il prend des coups puisqu’il lui arrive d’en donner. Publiquement, cela va de soi, sinon la volupté des bretteurs en serait diminuée. Breton, Mauriac, Paulhan entre autres seigneurs l’ont tancé « sans que cela me fasse ni chaud ni froid ». Lui-même sait être vache même s’il n’aime rien tant qu’admirer. Ainsi lorsqu’il exprime une fois de plus le mépris dans lequel il tient Pierre Daix « qui est une sorte de personnalité dans le Parti communiste », lequel, il est vrai, l’avait traité de « gilet rayé de la bourgeoisie ».  Il avoue d’emblée un préjugé contre Jean Dutourd (si chéri du Figaro) ; s’agissant des Taxis de la Marne, il le soupçonne de faire dans le cocardier par habileté parce que « les futés savent que, commercialement, ça rend ». Comme si la France était son fond de commerce alors que Dutourd était ainsi, sa vie, son œuvre l’ont amplement prouvé, et qu’il ne pouvait être rien d’autre ! Quant à « ce qui rend » dans les années 50 pour un écrivain, il semble que l’air du temps était ailleurs. Il use de Dutourd comme d’un repoussoir, mêlant au mépris qu’il lui voue sa haine pour Paulhan, manière de le rabaisser de biais.

Membre du jury Renaudot de 1945 à 1969 il n’en juge pas moins régulièrement et parfois sévèrement les choix des autres jurys dans sa revue et s’autorise des piques (« Pour échapper aux prix, il faut une chance aussi grande que pour les mériter »), attaque volontiers les jurées du Femina avec des arguments qui de nos jours lui vaudraient d’être lynché sur Twitter : « C’est entendu : beaucoup des dames du Femina feraient mieux de s’occuper de tricot, à la maison, ou chercher un autre moyen pour meubler leurs loisirs, que celui de décerner un prix littéraire ». Rien moins que misogyne, un trait de caractère qui revient souvent au détour d’une phrase, comme s’il s’en amusait : «Moderato Cantabile ne se présente pas, en dépit de son titre, comme un récit « modéré » et « chantant ». À l’aide de moyens d’une sobriété étonnante (chez une femme)… ». Ou encore : « Que les auteurs du boulevard n’aient pas honte de leur métier : le destin de Colette les attend » écrit-il non sans perfidie.

Bien sûr, il y est tout le temps question de littérature, de statut du roman, de l’évolution de la poésie ; ce qui est le cas des anthologies d’articles d’autres critiques littéraires plus jeunes que Nadeau (Angelo Rinaldi, Jean-Louis Kuffer) ; bien sûr, le rôle de l’intellectuel déjà mis à l’épreuve par la guerre d’Algérie occupe de plus en plus de place, de même que le malaise de la gauche ; mais le plus frappant est l’importance des débats sur le rôle de la critique, étant entendu qu’à travers elle, c’est le regard du lecteur et l’impact de l’écrivain sur les idées de son temps qui sont interrogés.

En 1958, alors qu’il sonde les lecteurs des Lettres nouvelles sur la question de l’engagement auquel une revue devrait se soustraire ou au contraire se tenir, il est mis en garde par des lecteurs contre « le tour confessionnel » que prend la sienne, et il faut naturellement l’entendre non au sens religieux mais plus largement idéologique, manière de lui reprocher d’être de gauche, c’est ainsi qu’il l’entend. Un abonné le tance sur son trop grand souci du politique en lui rappelant que si on peut relire encore aujourd’hui certaines revues du XIXe siècle, c’est grâce aux articles ou notes de Laforgue, Mallarmé, Valéry, Remy de Gourmont, Gide, mais sûrement pas pour les articles politiques ou manifestes de Paul Adam… Mais Nadeau n’en démord pas : « Il n’est pas dit que ce rôle de témoin soit inutile ». Il est vrai que la politique est un peu partout dans ce recueil, et pas toujours entre les lignes et en sous-texte. L’époque le veut (décolonisation, guerre d’Algérie, guerre froide).

Il est bon de rappeler qu’en 1958, au moment où Aragon publiait La Semaine sainte que tous les jurés avaient lu, les Goncourt couronnaient Saint-Germain ou la négociation de Francis Walder, divertissement historique agréable et sans prétention de l’aveu même de son auteur. On se dit que Nadeau juré, lui au moins… Même pas ! Il juge que la Semaine sainte comme un roman-feuilleton, du sous-Dumas ! Il est vrai qu’il a ses têtes de turc et Aragon, de même qu’André Stil, en font partie (deux membres éminents du PC, des staliniens à jamais à ses yeux, impardonnable pour le trotskyste que lui n’a jamais cessé d’être). Le militant et le critique ne font qu’un. Il ne s’en explique nulle part mieux que dans ces lignes qui datent de 1958 et des « évènements » en Algérie :

« Les politiciens sont jugés sur leurs actes, les intellectuels le sont aussi sur leur pensée, et si cette pensée n’était pas de dégoût et de honte à la nouvelle que des aviateurs français ont tiré à la mitrailleuse sur des enfants et des femmes, c’est alors que nous nous estimerions peu qualifiés pour nous occuper de littérature. Ce langage dont nos poètes, nos romanciers, nos essayistes font un usage noble, pouvons-nous accepter qu’il soit aussi un langage d’assassins ? »

S’il se défend naturellement de tout sectarisme idéologique, il n’envisage pas un instant de dissocier ses engagements : on est en littérature comme on est dans la vie, donc en politique. Pour lui c’est tout un. En se déclarant contre l’académisme, il entend rejeter à bonne distance tant les humanistes que la bonne vieille droite et ses jeunes hussards. Ce qui fait du monde et pas toujours du pire. Chez les plus jeunes d’entre eux (on imagine la bande qui gravite autour de Jacques Laurent du côté de la revue Arts, les Nimier, Déon, Blondin), il ne voit qu’arrivistes et commerçants. Quant aux communistes, n’en parlons pas : tous des stals ! Au moins ses réflexions de la fin des années 50 ont-elles le mérite d’éclairer sur les interminables débats suscités par les dilemmes, cas de conscience et paradoxes de l’intellectuel communiste (à propos de Dinonys Mascolo) qui paraissent désormais aussi archaïques que ceux des curés bernanosiens (encore que les seconds ont mieux vieilli que les premiers). Nadeau, c’est aussi cette vision du monde :

« La « gauche » est le lieu de tous ces refus de facilités diverses qui sont aussi des facilités d’écriture. Ce n’est point nous faire une part étroite, au contraire. Ne reculant pas devant les formulations hardies nous irons jusqu’à dire qu’àquelques exceptions près, il n’est pas de grand écrivain qui ne soit de gauche,pour peu qu’il ne transige ni avec son projet ni avec lui-même, à commencer par Balzac, exemple trop fameux. Parmi nos aînés immédiats, Gide, Valéry, Martin du Gard sont de gauche. Breton, Bernanos, Malraux appartiennent à la gauche et, horreur ! le Céline du Voyage, le Giono de Que ma joie demeure, le Marcel Aymé de La table aux crevés »

Il suffirait pourtant de reprendre le « dossier » de chacun, de dresser l’inventaire de ses engagements, d’entrer dans la complexité d’un Léon Daudet, polémiste ultra à l’Action Française, se damnant pour se faire l’avocat de Proust puis de Céline au jury Goncourt, pour voir qu’il y a amplement matière à débat et qu’il ne suffit pas d’annexer à l’insu de leur plein gré des écrivains au camp moral de la gauche pour le clore. Nadeau ne l’ignore pas mais cela ne l’empêche pas de récuser les analyses du statut de l’intellectuel par Raymond Aron en essentiallisant celui-ci comme « collaborateur du Figaro » : tout en jugeant la remarque anodine, Nadeau infère d’Aron sa qualité de bourgeois parce qu’il a écrit : « Le progrès économique en Occident a fait de l’ouvrier l’esclave le plus libre, le mieux rémunéré de l’histoire » (1955).

Bien des responsables de revues littéraires gagneraient aujourd’hui à méditer le compte rendu qu’il fait d’un colloque zurichois réunissant ceux de l’époque (1956) réunis afin de confronter leurs points de vue sur le rôle et la fonction de la littérature. Il ne suffit pas de se dire qu’il y a chez l’homme de revue un dévouement pour la chose littéraire, une abnégation, un désintéressement qui forcent l’admiration. Leur rôle politique modifie la donne. Les directeurs des deux grandes revues soviétiques Inostrannaia Literatura et Znamya, ceux de la revue polonaise Tworczosc et ceux de la revue yougoslave Knizevnost, y prirent langue avec les Français Maurice Nadeau (Les Lettres nouvelles) et Georges Bataille (Critique) mais surtout pas Aragon ni Pierre Daix des Lettres françaisesqu’il déteste ce qui a bien dû faire rire les Russes, l’anglais Stephen Spender (Encounter) et l’italien Ignazio Silone (Tempo Presente), initiateur de la rencontre, ainsi que leurs collaborateurs (Jean-Jacques Mayoux, Duvignaud, Barthes côté français). Une vraie réunion de travail en terrain neutre. Edifiants échanges sur les « écrivains qui font honneur à la littérature », les « écrivains valables », du culte de la personnalité, du non-conformisme…

D’ailleurs, Nadeau publie régulièrement de petits articles dans lesquels il réfléchit à l’avenir des revues littéraires, n’hésitant pas à éclairer son analyse par l’ombre portée de l’histoire littéraire telle cette lettre de Flaubert à son amie Louise Colet (31 mars 1853), laquelle veut l’embarquer dans un projet de revue littéraire, ce à quoi il se refuse catégoriquement :

 « Un journal enfin est une boutique. Du moment que c’est une boutique, le livre l’emporte sur les livres, et la question d’achalandage finit tôt ou tard par dominer toutes les autres. Je sais bien qu’on ne peut publier nulle part, à l’heure qu’il est, et que toutes les revues existantes sont d’infâmes putains qui font les coquettes. Pleines de véroles jusqu’à la moelle des os, elles rechignent à ouvrir leurs cuisses devant les saines créations que le besoin y presse (…) Et puis il faudrait juger, être critique ; or je trouve cela ignoble en soi et une besogne qu’il faut laisser faire à ceux qui n’en ont pas d’autre. »

Et Maurice Nadeau, jugeant la position de Flaubert morale avant tout et non esthétique ou critique, craignant qu’elle exprime davantage de prétention que d’orgueil d’artiste, de commenter Flaubert :

« Ces moyens nous font quitter l’absolu dans lequel voulait se réfugier Flaubert et nous installent dans ce relatif que constitue la vie littéraire. Ceux qui veulent lui échapper en sont néanmoins les victimes, tel ce jeune romancier qui par un acte de haute moralité entendait refuser un prix littéraire. »

C’est à mettre en relation avec un autre passage du recueil daté, lui, de 1958 dans lequel il expose avec pragmatisme sa conception de la critique : un crible où presque rien ne passe, un art du transvasement d’un livre dans un article avec plus ou moins d’habileté et une certaine humilité…

« Il faut taire l’émotion que vous a donnée le geste infime d’un personnage de second ordre, celle que procure le paysage reconstruit à partir des indications de l’auteur et qui se trouve être souvent un paysage qui vous appartient en propre, qui brusquement jaillit de votre enfance. Il faut s’interdire tous les vagabondages de la pensée et du cœur, toutes les remarques personnelles sur tel fait, tel concours de circonstances, tel comportement, parfois des réactions qui vont jusqu’au bouleversement intime, fût-ce à propos de livres maladroits. L’article de critique ne relève pas de la confession, et à bon droit on vous fait grâce de détails qui n’intéressent que vous. On veut savoir ce qu’« il y a » dans tel livre, s’il vaut la peine ou non de l’acheter, s’il est bien fait et ce que vous en pensez ».

Les deux volumes de Soixante ans de journalisme littéraire constituent un formidable panorama littéraire de cette époque. Quelque chose de quasi encyclopédique. Quelle mine ! Un morceau d’histoire, mais d’une histoire littéraire et intellectuelle saisie dans le vif de sa naissance, qui ne se pousse pas du col. Tout sauf exhaustive, rien moins que subjective. Cela dit, certains articles ont dû être retravaillés après coup ; sinon, comment expliquer cette bizarrerie : dans un hommage à son ami Jean Reverzy trop tôt disparu, Maurice Nadeau écrit dans lesLettres nouvelles en 1959 : « Jean Reverzy – nous nous en doutions à quelques pudiques confidences, aujourd’hui Charles Juliet nous en donne plus loin l’assurance – est venu à la littérature, et tardivement, par la brusque révélation de la mort ». Or Juliet, né en 1934, n’a commencé à publier qu’en 1974 et son livre sur Jean Reverzy est paru à L’Echoppe en 1992…

En exposant ainsi tout Nadeau, l’éditeur a couru le risque de l’offrir au jugement de la postérité. L’exercice de l’anthologie n’est pas sans danger pour un critique. Les tics d’écriture sautent aux yeux, les répétitions de formules, les citations trop semblables (de même que les coquilles souvent dans les noms et prénoms et dates). Qu’importe ! Il tranche sur tant de critiques dont les écrits n’engagent à rien. Pas un article de lui qui n’exprime une vision du monde. Même si parfois il déçoit, lorsque, par exemple, en 1955 année de la parution de L’ère du soupçon, essai qui engage une réflexion décisive sur la nature même de la fiction, il renvoie le débat aux orties en observant qu’il est aussi vieux que la littérature, ce qui est vrai, mais qu’il est inutile de continuer à disputer de la légitimité du genre romanesque à l’instar de Nathalie Sarraute puisqu’on n’a pas fait mieux que le roman pour explorer, montrer, révéler le resssorts les plus enfouis des conduites humaines, ce qui parait bien faible en regard de la richesse du livre en question.

Un grand critique, ce n’est pas seulement un lecteur professionnel avec qui on a un rendez-vous hebdomadaire parce qu’on lui fait confiance et qu’on sait son jugement gouverné par un absolu de la littérature. C’est aussi celui dont on est devenu suffisamment familier au fil du temps pour lui emboiter le pas lorsqu’il nous enjoint : « Lisons ensemble La Coupe d’or ». Une véritable invitation à pénétrer dans un roman pour tenter de débusquer avec lui ce qu’il d’autre que ce qu’il raconte après avoir examiné à sa suite les deux registres. On sait mieux après avoir lu ce recueil non ce que doit être la littérature mais ce qu’elle ne doit pas être. Au fond, Maurice Nadeau n’a eu d’autre ambition critique que d’être un grand décapeur en ce sens que le seul commentaire qui se passe de justification est celui qui décape un grand écrivain de tous les commentaires accumulés sur lui.

(Photos Joël Saget, Léa Crespi, Patrick Corneau et Passou)

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1203

commentaires

1 203 Réponses pour Maurice Nadeau, le grand décapeur

Mimi Pinson dit: à

😉

Janssen J-J dit: à

n° 1203 (A. Dupontel, Adieu les cons !)

Une bande de handicaps physiques et sociaux au bord de la crise de nerfs. Se retrouvent dans des situations dramatiques et burlesques, un brin acadabrantesques.
Un cocktail de situations parfois explosives, noyé dans une suite frénétiques de pétards de plus en plus mélo-mouillés. On aurait tant voulu que les quelques bons gags et saillies sauvent une comédie. Mais on ne rigole pas souvent… et c la désolation qui l’emporte, une funeste tragédie lourdaude et poussive.
Au finish, j’aurions dû passer le chemin… Mais y’a pas mal de temps à perdre ast’heure, d’autant qu’on m’a vendu un billet à 5 euros pour cause d’entrée en 3e âge. M’a foutu un coup de jeune, le gars de la billetterie !
Veux bien quand même tirer mon chapeau pour les audaces d’un anar tristou… Est très moral, cherche à débarrasser la rdl G5 de sa connerie galopiante.
Thelma et Louise, aimons-nous fort, mais tirons-nous de d’là… (qu’il a l’air de suggérer) ! Pas con, Dupont Tel !

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