de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 84 La cohérence du tremble

N° 84 La cohérence du tremble

Par Jacques Drillon

La négligence spatiale unilatérale dont souffrait Fellini. À la suite d’une attaque, il ne se préoccupait plus de ce qui se passait à gauche, ne voyait plus ce qui était à gauche dans son assiette, ne dessinait que la partie droite d’un personnage, qu’il plaçait au centre.

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Le mépris des aristocrates pour l’artiste, des Mortemart aux Guermantes. Ceux des  ducs et comtes du Grand Siècle qui ont écrit leurs Mémoires ne s’abaissaient pas au travail, nécessaire à la production d’une œuvre d’art. La particule nobiliaire efface jusqu’au mot travail, et dédaigne le mot génie. Saint-Simon lui-même, styliste entre les stylistes, confesse n’avoir jamais pris la peine de se relire. Génial contre son gré.

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(Suite)
L’exemplaire de Du côté de chez Swann, longuement dédicacé à la comtesse de Chevigné, un des modèles de la duchesse de Guermantes, et dont les pages ne sont plus coupées au-delà du premier quart. Non seulement le livre ne l’a pas intéressée, mais elle n’a pas condescendu à éprouver le désir de savoir ce qu’on y disait d’elle.

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Le pétiole long et gracile des feuilles de tremble, qui le font frissonner toute sa vie. 

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Cet Américain du Kentucky, blessé par un boomerang qu’il avait lancé. Ne peut pas se retourner contre le fabriquant, puisque l’engin fonctionne parfaitement. S’attaque lui-même en justice, pour maladresse ; gagne son procès ; obtient 300 000 $ de dommages et intérêts, payés par sa propre assurance, qui le couvrait.
On admirera la cohérence boomeranguienne de l’affaire. Se blesse lui-même, s’attaque lui-même, se dédommage avec sa propre assurance.

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(Faits divers cohérents, suite)
Et le Saoudien qui avait prétendu que l’islam était une « fausse religion ». Avant d’être décapité, il déclara : « C’est un faux sabre. »

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(Fin)
(L’histoire du boomerang est une invention, paraît-il.)

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Les fesses creuses.

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Gomez de la Serna : « J’ai essayé de me suicider et j’ai failli me tuer. » Franz Kafka à son médecin : « Si vous ne me tuez pas, vous êtes un assassin. »

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Beckett / Giacometti.

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Les écrivains irlandais qui ont quitté l’Irlande : Wilde, Shaw, Beckett, Stoker, Joyce, Murdoch, Sterne, Yeats, C.S. Lewis…

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Le pape sous la couette, ouvrant Paradis, de Philippe Sollers, que l’auteur vient de lui offrir en main propre. Tableau.

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Autrefois, dans la même manifestation, Michel Foucault, Jean-Paul Sartre et Gilles Deleuze. Maintenant Edouard Louis, Geoffroy de Lagasnerie et Didier Éribon ?

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« Il a léché du plomb quand il était petit. »
« On l’a bercé trop près du mur. »

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Gageure : prononcer correctement et du premier coup le mot « déterritorialisation ».

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Tirer les marrons du feu, c’est travailler pour un autre. Celui qui tire les marrons se brûle, et l’autre les mange.
Tirer son épingle du jeu, c’est réussir à ne pas perdre ce qu’on avait investi.
Tirer son épingle du feu, ça n’a pas de plus de sens que tirer les marrons du jeu.

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« Dans le genre Argerich, je préfère Richter. »

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(Dernière minute)

« – Sont-ils assez fiers, assez expérimentés et assez conscients de leur mission pour bien enseigner ?
– Ce sont les cerveaux les plus solides de la capitale. Aucun d’eux n’a une seule idée personnelle et si le cas venait à se présenter, je chasserais aussitôt ladite pensée ou son penseur. Ce sont des imbéciles tout à fait inoffensifs, ils n’enseignent que ce qu’il y a dans les programmes. Vraiment, ils n’ont et ne peuvent avoir aucune pensée personnelle.[…] Il n’y a rien de pire que des maîtres à la personnalité sympathique, surtout si, par hasard, ils ont des idées à eux. C’est seulement un enseignant désagréable qui peut inculquer aux élèves cette bonne immaturité, cette sympathique maladresse ou impuissance et cette ignorance de la vie qui doivent marquer la jeunesse pour qu’elle reste dépendante de gens honnêtes comme nous, pédagogues par vocation. C’est seulement à l’aide d’un personnel adéquat que nous pourrons faire retomber le monde entier en enfance » (Gombrowicz, Ferdydurke).

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(Dernière minute)
La presse unanime à démonter les erreurs, les chimères, les contre-vérités du film Hold-up. Muette sur ce qu’il contient de vérité.

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(Dernière minute)
La confession par Skype. La communion par click & collect.  L’absolution par sms (tapez votre code pour confirmer).

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(Dernière minute)
Jude Stéfan, poète, vient de mourir.
Visite chez lui, à Orbec, pour un « article à vocation journalistique », comme disait le patron :

  « Mallarmé est parfois trop saturé, vous répond-il, puisque vous lui parlez de poésie, et qu’il faut bien parler un peu. Je préfère Rimbaud, pour le corporel, les gros mots. »
Il y a en Jude Stéfan un absolu refus de séduire, de plaire, d’impressionner. Il ne vous fera pas cette grâce-là. Il vous envoie à la figure la banalité dans laquelle, par désespoir, par rage, par ennui, il se contraint à demeurer. Lorsqu’il vous parle, il ne cherche jamais la belle phrase, ni même la formulation correcte. Il réserve ses efforts à la page blanche. Il y a du Godard en lui, et pas seulement dans la lenteur de l’élocution : il ne veut pas être de votre côté, qui que vous soyez. Une manière de se venger de la vie, de vous montrer qu’il n’y croit pas. Sur leur tombe, à l’un comme à l’autre, on gravera : « Au contraire ». S’il consent à rire, c’est minimum d’urbanité, amour de la dérision – ou distraction.
On retrouve tout cela dans sa poésie, et dans sa prose aussi bien, qui se refusent à toute joliesse, politesse, au profit de la rapidité, des éclats. Son goût d’aristocrate pour le minable, le médiocre, le miteux, les bistrots puants, les amours ancillaires, les chiens mourants, le caca. « On m’apprend que j’abrite un ver solitaire, lui aussi. » (Faux journal). Il est vrai que « poésie » vient de poiein, qui en grec veut dire « faire » ; et que « faire », en français, comme le rappelait Aragon, veut dire « chier ».
Jude Stéfan est un type qui (se) refuse. « Ma poésie, c’est l’anti-Char », dit-il en souriant (cela lui donne bonne mine). Il trompe son ennui par le méthodique, les chiffres, les dates, les noms. Un poème sur les noms de mois, un autre sur les noms de couleur, un sur l’alphabet. Des nouvelles sur les États du corps, de l’enfance à la décrépitude. Des traductions, parce que cela résiste, et qu’il ne pense qu’à ça, aux Latins.
Il s’est inventé toute une famille plus ou moins russe, des sœurs comme on n’ose rêver en avoir, pour troquer son passé de fils unique contre de beaux incestes, de beaux dialogues. Il est né par là, à Pont-Audemer, dans cette Normandie où les petites maisons massives voudraient avoir l’air grosses et cossues, cette Normandie pisseuse, plus flaubertienne que proustienne, trempée de boue. Il a vécu, et vit toujours, dans un autre bourg, non loin de là, dans la bruine et le crachin. Il a fait toute sa carrière de prof dans un sale lycée bleuâtre de la région, d’une hideur cynique : preuve qu’on veut plonger les enfants, au plus tôt, dans un bain d’horreur. Imaginer que, pendant trente ans, Jude Stéfan, notre plus grand poète, le plus violent, le plus inspiré, a parlé de Virgile et de Sophocle dans ce béton imbécile, cela donne le vertige.
Lui qui ne demande à dieu que « la défécation du matin et le sommeil du soir », aurait pu partir, quitter cette petite maison poitrinaire, cette ville de commerçants. Non, il y est resté, « par masochisme, ou inertie », dit-il. D’anciens élèves lui ont trouvé un appartement à Paris, mais devant son peu d’empressement, ont renoncé. « Visibilité réduite / entre tocsin et glas » (Prosopées)…
Il trompe sa solitude avec les femmes, tendres et consolatrices (« Donnez-nous des femmes amples et bonnes, des Slaves qui geignent », écrit-il dans Épodes), avec des souvenirs d’amis. « Mainte­nant, je préfère la solitude. J’ai fait mon deuil du reste. Jeune, je lisais dans Sénèque et Montaigne que la plus grande chose du monde est d’être bien avec soi. Cela ne m’intéressait pas, je ne le voulais pas, je ne m’aimais pas. Je voulais être bien avec d’autres. Peu à peu, j’y suis venu. Je me supporte. Avec les femmes, le malentendu est constant. » Sa mère lui conseillait d’épouser une garde-barrière, « qui ne bouge pas, qui ne dise rien ». Il ajoute : « Mais je leur dois beaucoup. Elles m’ont fait perdurer. Et puis, ce n’est pas moi qui vais m’acheter mes chemises ou réparer mes ourlets de pantalon. » Et il rit tout seul à cette idée, qui lui paraît du dernier saugrenu. Aussi bizarre que celle d’écrire des poèmes tous les matins à heure fixe, ou de naître poète. « Oh non ! la poésie, c’est comme dit Proust : on a frappé à toutes les portes, qui sont restées fermées ; et celle à laquelle on ne pensait pas, il suffisait de la pousser. » C’est ainsi qu’on fait de la « LittérArthure ». Au début il y croyait si peu qu’il avait intitulé son premier recueil Le poète de Pondichéry – allusion à Diderot, auquel un poète débutant avait montré des textes très mauvais, et qui lui avait conseillé de voyager ; le jeune homme était parti pour Pondichéry, en était revenu avec d’autres poèmes, pas meilleurs. Malgré cela, Stéfan rechigne à expliquer ce qu’est un mauvais poème : « Cela se voit tout de suite ! Comme dirait Sollers, c’est du « lyrisme mou », à la Christian Bobin ou d’autres. Pas de jeu verbal, de musique, pas de rythme, de force : ils n’ont pas assez vécu les mots qu’ils emploient. Celan a vécu tous les siens. » Et sans avoir à faire le voyage de Pondichéry, mais en regardant, en écoutant… « Il faut écrire avec ses oreilles, comme disait Hugo. » Il cite ses Épodes, le passage « où elle se coiffe », dit-il : « … dont les doigts vont redresser le pelage / ta parure ton apanage ». « La rime, les trois p, cela me vient comme cela. »  Trois p, pianississimo. Et pas autrement.
(1997)

 

Il mourut par arrêt de souffle
ayant bien chié et fumé en
lisant encore ses étymologies
sa poésie fut due au silence
campagnes chambres & bêtes
au vingtième siècle et après
vin et bière bien l’aidèrent
protégé d’un démon il aima
Properce et une Indienne
le mercredi le dimanche
pour leurs floraisons leurs élégies
lisait en prose les crimes par ennui
sans rattraper l’enfance
Il

(À Thalie, 1995)

*

Et voilà, « Il » est mort comme il avait prévu. Et pas moyen d’aller jeter quelques fleurs dans le trou glaiseux où on l’a mis. Chienne de vie de merde. Mais qu’est-ce qui est en train de nous arriver ?

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