de Pierre Assouline

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La République des livres

N° 89 Montaigne qui ne savait pas compter

Par Jacques Drillon

Le sarrasin, qui n’est pas une céréale, pas même une graminée.

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Les gens qui répètent ce qu’ils ont entendu la veille (« être sous emprise », « faire son deuil », « bi-polaire », « pervers narcissique », « sidération », « circassien », « mixité », « comportement citoyen »…), et dont ils n’avaient pas idée quelques jours plus tôt, ni du mot ni de la chose.

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La moitié des musiciens qui disent acacciature, l’autre moitié acciacature. Avec deux c ici ou là, au hasard.

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Le plus sous-évalué (le plus secret) : la puissance du désir sexuel féminin. Et le plus négligé : la capacité de le garder au chaud pour plus tard.

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Le goût de Mozart pour la difficulté. La facilité ne l’intéresse pas, ne saurait exciter son désir. Son génie veut l’obstacle, il se lance des défis, aussi clandestinement que possible ; et peu savent apprécier l’art qu’il met à les relever. Devant son public émerveillé, il jongle avec quatre massues ; rentré chez lui, avec huit, et les yeux fermés. S’ils savaient ! pense-t-il.
En fait, il jongle avec son génie.
(Cf. Gould au piano, en extase devant ses propres mains.)

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(Suite)
Mozart, le compositeur le plus célébré du monde – pourtant le plus élitaire, ayant haussé l’aristocratisme jusqu’à la névrose. Il nous force à regarder où il n’est pas, et nous applaudissons ce que, indifférent, presque hautain, il nous abandonne de son talent. Quand il peint si nettement le fil de la dentellière, laisse si flou le visage de la brodeuse, sa main, ses cheveux, éclaire si brillamment son col, Vermeer aussi dirige notre regard vers ce qui n’a pas d’importance ; et nous remarquons à peine le coussin à broder, les joyeuses échevettes de fils qui s’en échappent, le dessus de table, qui font toute l’atmosphère du tableau.

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(Fin)
Se faire admirer, certes, Mozart aime cela, et puis il faut bien vivre. Mais que ce soit pour les plus mauvaises raisons possible !

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(Le commentaire du pion)
« Possible » suivant un superlatif ne s’accorde pas : « Les plus mauvaises raisons (qu’il sera) possible (de trouver) ». Il s’accorde quand il est épithète, et signifie « imaginable ». Le meilleur des mondes possibles.

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La résistance opposée par les Occidentaux au système arabe de comptage, de numérotation, de calcul, parce que les musulmans étaient des « suppôts de Satan » et leurs signes des inventions « diaboliques ».

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(Suite)
En sorte que, quelques siècles plus tard, un des hommes les plus savants du monde, Montaigne, avouait : « Je ne scay compter ni a get [avec des jetons] ni a plume [sur papier]. » On mettait plusieurs années pour apprendre à multiplier et diviser ; en attendant de savoir le faire, on s’en remettait à des experts, plus ou moins soupçonnés d’être des sorciers. L’un d’entre eux (nous sommes au XVe siècle) conseille à un ami pour son fils, au demeurant très brillant : « Si vous voulez vous contenter de ne lui faire apprendre que la pratique des additions et des soustractions, alors n’importe quelle université allemande ou française fera l’affaire. Par contre si vous tenez à pousser son instruction jusqu’à la multiplication ou à la division, si tant est qu’il en soit capable, alors il vous faudra l’envoyer en Italie. »

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Le « devoir de mémoire » et le « droit à l’oubli » côte à côte dans le marathon post-moderne.

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Les petites vis des montures de lunettes, qu’il faut constamment resserrer.

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Deux bonnes sœurs en gros 4×4 Mercedes. Vroum vroum.

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Les quatuors dont les quatre membres ont un vibrato identique, en vitesse comme en amplitude.

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(Suite)
La permanence des styles, d’un art à l’autre, d’une activité humaine à l’autre, par-delà les siècles et les pays. Des quatuors qui jouent comme Roger Federer (en voie d’extinction, des deux côtés), d’autres comme Rafael Nadal, d’autres comme Zinédine Zidane, ou comme Michel Platini (ou Marco Materazzi, cela va sans dire) ; des pianistes qui jouent comme le quatuor Talich, ou des romanciers  brésiliens qui écrivent comme Ludwig van Beethoven, des peintres japonais qui font songer à Josef von Sternberg… Par exemple, il est indéniable que La règle du jeu est l’ultime symphonie de Haydn. (Nous parlons du film de Renoir, pas de la revue.)

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(Dernière minute)
Série américaine « The Queen’s gambit » + couvre-feu + vacances d’hiver = fortune soudaine du jeu d’échecs.

(Jeu d’échecs, suite, révolue)
L’époque où l’on envoyait un trait par lettre à son adversaire, qui répondait par lettre lui aussi. On avait le temps de réfléchir cinq minutes.

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(Dernière minute)
Le « Monde diplomatique » (31 éditions internationales en 22 langues), a dépassé largement les 100.000 abonnés et croît encore malgré la crise. Le « Washington Post » recrute à tout va.  Surtout, le mensuel « Pif » revient en kiosque.

(Dernière minute)
La dépêche AFP annonçant la mort d’Ivry Gitlis tombe à 13h39. Le « Monde » l’annonce à 23h28, près de dix heures plus tard. Il paraît que tout s’accélère… (Godard disait: « Quelques heures pour construire le mur de Berlin, et combien d’années pour le détruire? »)

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(Dernière nouvelle des États-Unis)
Des hommes noirs discriminés par les anti-discrimination parce qu’ils sont hommes.
Et pendant ce temps, la question des pronoms se pose de plus en plus. déjà, sur le campus d’Evergreen, les professeurs étaient fermement invités à se coller sur le torse le pronom par lequel il convenait de les appeler (he/she/him/her), pour que leurs interlocuteurs ne commettent pas d’impair de genre. Aujourd’hui, il est recommandé d’accompagner sa signature du pronom par lequel on veut être interpellé.

Jacques Drillon (he/him)

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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La troisième série (Papiers découpés) fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande en librairie ou chez l’éditeur, http://www.dulerot.fr).

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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