de Pierre Assouline

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La République des livres
Pierre Michon jouissant en son palimpseste inspiré

Pierre Michon jouissant en son palimpseste inspiré

Déjà du Michon deux ans à peine après Le deux beune, mais qu’est-ce qui lui a pris lui qu’on dit si empêché dans son écriture ? Allez savoir ! J’écris l’Iliade(268 pages, 21 euros, Gallimard), excusez du peu, est une entreprise de réécriture du roman des romans, rien que ça. Il s’est emparé de l’Iliade afin d’y tramer son propre livre. Et pourquoi pas, l’écrivain a tous les droits. Mais contrairement à ce qu’il prétend, ce n’est pas son livre qui est mégalomane : c’est lui, fut-ce sans la moindre trace de paranoïa. Homère, c’est lui. Homère parce que, pour un amant de la littérature, il est le début et la fin. Homère est bien davantage qu’Homère. A ses yeux, il est tout simplement l’autre nom de la littérature puisque toutes nos histoires procèdent de ses histoires. Dans la dernière livraison de la Nouvelle revue française, Michon a accordé un entretien à Yannick Haenel subtilement intitulé « Pierre Michon dans le rétroviseur d’Homère ». Son livre est le palimpseste inspiré d’un fou de fictions qui s’est lové dans l’Iliade.

Quatorze histoires comme des nouvelles, tissées entre elles de manière à constituer un récit, y sont logées, aussi épiques qu’érotiques, ne mégotant pas sur l’autodérision. Il y a ici comme jamais chez Michon un ton familier sinon argotique qui rapproche le lecteur de l’auteur mais tout en restant très tenu qu’il rapporte ses voyages en Sicile dans les années soixante-dix avec sa petite bande. Avec « les gros bidules reconstitués du musée de Sélinonte », il nous met dans sa poche. Les femmes, le sexe, la copulation souvent bestiale dans le prolongement du désir du corps féminin. Il en est obsédé. Il a d’ailleurs posé le principe d’un coït dans chaque histoire, programme et cahier des décharges auxquels il s’est largement tenu sauf dans la dernière. Ça baise davantage que dans les pages de Borges, son maitre révéré. Ca bande à rompre et ce n’est Actéon, c’est Michon. Ça rêve beaucoup aussi.

La remémoration de la route vers l’orgasme est le moteur et le carburant de son écriture. C’est charnel, sauvage, tellurique, viandard, animal, végétal, minéral, sensible, tellement malin sinon calculateur ce qui serait de nature à diminuer notre admiration, bourré d’humour sans que jamais ne s’estompe le fil rouge de la haute figure d’Homère, le patron avant Flaubert et Faulkner. Voilà bien un livre foutraque (on y trouve même Shakespeare en Borges et inversement) et réjouissant qui exhale autant d’odeurs âcres que de parfums veloutés. De quoi nous enivrer. C’est aussi très géographique, on est vraiment dans le motif avec lui, de plain-pied dans une Grèce assez différente de celle de Jacques Lacarrière car là, c’est plein de sueur, de sang, de foutre et de miel fut-ce dans la description d’un accouplement entre des libellules bleues.

Pierre Michon s’est rarement empoigné avec la littérature avec autant d’intensité. Une écriture directe, cash, sans filtre, à l’os. « Je crois qu’il me manque un surmoi » confie-t-il avec un sens consommé de la litote. Hélène, Achille, Pasiphaé, Circée, Diomède, Ajax, Priam, Leukos, Actéon, Mélas, Artémis, Mélampus, Hybris, Alexandre, rien que ça ! Une rafle chez les Anciens.  Les dieux déboulent sans prévenir. Il s’est payé un sacré casting pour sa dernière microproduction. Conscient de n’être que le laquais de la langue, laquelle ne sera jamais aussi pure dans l’absolu qu’il le voudrait, on le voit heureux de cet esclavage. Il se présente en autodidacte ignorant de la langue grecque de jadis, grand lecteur éclectique, gentiment ironique et moqueur envers les cultureux labellisés lorsqu’il évoque ses débuts misérabilistes, clochardisants et alcoolisés :

« Quoique je n’en eusse pas les moyens, je désirais passionnément entrer dans la vie vivante par la voie royale de l’écriture, et ceci sans efforts, par miracle. L’occasion m’a manqué alors, le passage par une grande école, l’entregent, la chance. J’ignorais encore qu’il fallait être passé par l’ENS pour écrire Une saison en enfer. »

Dans ce même numéro de la Nouvelle revue française décidément michonissime, Olivier Rolin rappelle une distinction qu’opérait l’helléniste Pierre Vidal-Naquet entre les partisans de L’Iliade et ceux de l’Odyssée, les deux ne se mélangeant guère lorsqu’ils ne se regardaient pas en chiens de faïence ; à l’image de ces stendhaliens qui se partagent entre « Rougistes » et « Chartreux ». Le grand critique italien Pietro Citati, qui admirait également les deux épopées d’Homère tout en les dissociant, allait jusqu’à se demander si elles n’avaient pas deux auteurs distincts tant elles différaient. Pierre Michon dit que « J’écris l’Odyssée » ça ne fait pas sérieux ». Certes, mais J’écris l’Iliade non plus c’est tant mieux si cela permet à un écrivain désinhibé comme jamais d’être à son meilleur, entre chrysalide et arbre à couilles, dans la parfaite lucidité que le temps presse, qu’il lui faut se débarrasser encore de quelques fardeaux car la fin de son histoire se rapproche.

(« Apothéose d’Homére » collection Hamilton, British Museum » ; « Pierre Michon » photo Passou)

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