Pouchkine et son double, Belkine
Le 3 septembre 1830, Alexandre Pouchkine arrive à Boldino, village que son père lui a légué (avec ses deux cents « âmes ») en vue de son mariage qui aura lieu quelques mois plus tard, en 1831. Il pensait ne faire qu’y passer, mais une épidémie de choléra dans la région l’y retiendra jusqu’en décembre.
Cette période de sa vie, connue sous l’appellation d’« automne de Boldino », s’avère extrêmement féconde. Il écrit le 9 décembre, quatre jours après être rentré à Moscou, à son ami Piotr Pletniov :
« Je te dirai (ça doit rester entre nous) que j’ai écrit à Boldino comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps. Voici ce que j’en ai rapporté : les deux derniers chapitres d’Onéguine, le huitième et le neuvième, prêts à être imprimés. Une nouvelle divisée en octaves (environ 400 vers) que nous publierons Anonyme [La Maisonnette de Kolomna]. Quelques scènes dramatiques ou petites tragédies, à savoir : Le Chevalier avare, Mozart et Salieri, Le Festin pendant la peste et Don Juan [L’Invité de pierre]. En outre j’ai écrit environ trente courtes poésies. C’est bien, non ? Et ce n’est pas tout (très secret – pour toi seulement [ces trois derniers mots étaient placés en note]) : j’ai écrit en prose cinq nouvelles – Baratynski va hurler et se taper sur les cuisses en les lisant – que nous publierons également Anonyme. Sous mon nom, ce ne serait pas possible, car Boulgarine ne me raterait pas [parce qu’il n’était pas bien vu, pour un poète, de s’adonner à la prose ?]. »
Les cinq nouvelles qu’il compte publier Anonyme (en français dans le texte) sont passées à la postérité sous le titre Les Nouvelles de feu Ivan Pétrovitch Belkine. Pouchkine a tenu parole : il ne les a pas signées et les a attribuées à un autre auteur.
D’où était donc sorti ce prête-nom ? Eh bien, de la plume même de Pouchkine.
Ce qu’il n’a pas révélé à Pletniov dans la lettre du 9 décembre, c’est qu’il a également entamé à Boldino l’écriture d’un texte qui ne sera jamais publié de son vivant. On y découvre l’autobiographie d’un personnage qui ne se nomme pas mais dont les ancêtres, qu’il nomme, eux, répondent au nom de Belkine. Passionné de littérature, il s’essaie à différents genres, dont celui de la nouvelle, avant de se consacrer, grâce à une collection de vieux calendriers annotés par ses aïeux et découverts dans son grenier, à l’histoire de son village (ce texte est d’ailleurs connu aujourd’hui sous le titre de L’Histoire du village de Gorioukhino). Le manuscrit est, hélas ! interrompu au moment où le narrateur aborde la gestion despotique du village par ses propriétaires, qui résident très loin et n’y mettent jamais les pieds. Est-ce parce que le texte tournait au brûlot dans une Russie où sévissait encore le servage que Pouchkine l’a laissé prudemment de côté ? Il faut dire que sa mort brutale, à la suite d’un duel quelques années plus tard seulement, a dû anéantir plusieurs de ses projets.
Si Pouchkine ne termine pas ce texte, il va néanmoins se servir des éléments avancés dans l’autobiographie de son narrateur. Se présentant comme l’éditeur des cinq nouvelles, il déclare au lecteur, dans une « Note » préliminaire, qu’il s’est adressé à un voisin de leur auteur défunt, voisin qui lui a envoyé de précieuses informations sur la vie et les productions d’Ivan Pétrovitch Belkine, mort à l’âge de vingt-neuf ans. Et ces informations sont presque toutes tirées de l’autobiographie.
Autrement dit, sans L’Histoire du village de Gorioukhino, texte inachevé et oublié de Pouchkine, Dieu sait quelle forme Anonyme auraient connue les célèbres cinq nouvelles.
C’est pourquoi l’idée m’était venue un jour de rassembler dans un seul volume Les Nouvelles de feu Ivan Pétrovitch Belkine et L’Histoire du village de Gorioukhino, à laquelle elles doivent leur nom. Un éditeur belge, Bernard Gilson, publiait ce volume en 2008 sous le titre Belkine, œuvres complètes.
Les éditions de L’arbre vengeur ressortent aujourd’hui, sous le titre La Tempête de neige et les autres nouvelles de Belkine, l’édition de 2008 (épuisée depuis la fermeture de la maison d’édition de Bernard Gilson et revue pour l’occasion).
Maints lecteurs pourront ainsi découvrir ou redécouvrir ces nouvelles succinctes, qui vont droit à l’essentiel, sans descriptions inutiles (« Je ne décrirai ni le cafetan russe du fabricant de cercueils, ni la toilette européenne d’Akoulina et Daria, dérogeant ainsi à l’usage adopté par les romanciers contemporains », lit-on dans Le Fabricant de cercueils) et nous laissent plus d’une fois deviner nous-mêmes la fin (« Les lecteurs m’épargneront le vain souci de décrire le dénouement » sont les derniers mots de la nouvelle Fille de seigneur et paysanne, qui est aussi la dernière du recueil).
Tolstoï avait raison d’écrire, en 1873, à son ami Pavel Golokhvastov : « Quand avez-vous lu pour la dernière fois la prose de Pouchkine ? Faites-moi l’amitié de relire d’abord Les Nouvelles de Belkine. Tout écrivain doit les étudier et les réétudier. C’est ce que j’ai fait l’autre jour et vous ne pouvez imaginer combien cette lecture m’a été bénéfique. »
Mais ces mêmes lecteurs apprécieront sans aucun doute la rarissime Histoire du village de Gorioukhino, dont la première partie, véritable hymne à la littérature, dépeint de manière savoureuse la recherche désespérante d’un sujet d’écriture, avant de passer à la rédaction on ne peut plus sérieuse de l’histoire d’un modeste village.
Puisque le présent article est hébergé sur ce site dans la rubrique « La version du traducteur », je voudrais en profiter pour partager deux informations qui pourraient être utiles à qui traduira encore, après moi, ces chefs-d’œuvre.
La première concerne un jeu de poursuite auquel se livrent certains personnages de la cinquième et dernière nouvelle du recueil. Ce jeu, igrat’ v gorelki en russe, n’ayant pas d’équivalent en français, je l’avais traduit autrefois par « jouer à chat perché ». Mais, pour cette nouvelle édition, j’ai cru bon de proposer si pas une traduction, du moins une appellation française de ce jeu, à savoir « jouer aux flammèches ». Voici la note de bas de page qui l’explique dans la traduction que publie L’arbre vengeur : « Gorelki, du verbe russe goret’ qui signifie “brûler”. Jeu de plein air. Plusieurs paires de joueurs forment une file en se plaçant l’une derrière l’autre. Devant la file, un joueur seul, que l’on pourrait appeler la flammèche, attend, le dos tourné. À la fin d’une ritournelle qu’entonnent les joueurs et dont les derniers mots sont “cours comme le feu”, les joueurs de la dernière paire s’élancent, chacun d’un côté de la file, et passent devant la flammèche qui, les voyant seulement alors, peut les poursuivre. Le but du jeu est que la flammèche touche, “brûle”, un des deux fuyards pendant la poursuite, avec lequel elle formera ensuite une nouvelle paire qui se placera en première place dans la file, l’autre fuyard devenant la nouvelle flammèche. »
Les autres traductions françaises que je connais de cette nouvelle proposent « jouer à colin-maillard », ce qui ne me semble pas correspondre à la description du jeu (« chat perché » non plus, j’en conviens).
Une autre information qui évitera peut-être des recherches aux traducteurs de demain traite de l’hôtel où loge le ravisseur de la jeune Dounia dans Le Maître de poste, quatrième nouvelle de Belkine. Le nom est orthographié comme suit en russe Демут, ce qui pourrait se transcrire phonétiquement par « Démoute ». Boris Ottokar Unbegaun, qui a commenté, en 1943, une édition française mais en langue russe uniquement desdites nouvelles, précise dans une note (les notes étaient rédigées en français) qu’il s’agissait d’un hôtel pétersbourgeois ouvert par un natif de Strasbourg, et il orthographiait son nom de la sorte : Demut (la lettre « y » russe se translittérant, en effet, parfois « u », mais néanmoins plus souvent « ou », comme dans Pouchkine du reste). Sauf que André Gide et Jacques Schiffrin, par exemple, l’orthographiaient, eux, dans leur traduction de la nouvelle, Demout ; Henri Troyat, dans sa biographie de Pouchkine : Démuth ; et Balzac, dans une de ses lettres à madame Hanska : Demouth.
Confronté à cette panoplie de quatre transcriptions, je m’étais adressé en 2007, en vue de la première édition de ma traduction, à la ville de Strasbourg. La directrice du Service des Archives, madame Laurence Perry, m’avait répondu entre autres choses ceci : « En réponse à votre lettre du 11 juin dernier, je vous transmets ci-joint une copie de l’acte de baptême de Philipp Jacob Demuth, du 29 décembre 1750 à la paroisse protestante de St-Nicolas à Strasbourg. L’enfant est né le 28 décembre, fils du brasseur Philipp Jacob Demuth et de Maria Sara Plessig (incertitude sur la première lettre du nom). Dans cet acte comme dans les registres de la bourgeoisie du XVIIIe siècle, le nom “Demuth” est toujours orthographié de la même manière, par tous les participants (…). »
Demuth, donc, une fois pour toutes, et ce grâce à la sollicitude de madame Perry. Récemment, je l’ai recontactée pour lui poser une autre question au sujet de l’acte de baptême qu’elle m’avait obligeamment envoyé. Un de ses collaborateurs a répondu à ma question, en ajoutant toutefois que Mme Perry était malheureusement décédée il y a deux ans. Qu’il me soit permis de lui dédier le présent article, en souvenir de l’amabilité et de l’exhaustivité de sa lointaine réponse.
Jean-Pierre Pisetta
(« Jean-Pierre Pisetta » photo D.R. ; « Alexandre Pouchkine, 1827 » oeuvre de Vassili Tropinine)