Pour saluer Claude Vigée
Je fais confiance à l’homme que je trouve dans vos poèmes (1)
« Survivant, j’apporte ici le témoignage de notre jeunesse brisée ; rescapé, je dis le destin d’une génération vouée tout entière au désastre »
« Comme c’est étrange : les morts de l’ancienne saison oublient donc de rentrer
ont-ils perdu l’adresse ? différé le retour ?
Seraient-ils donc distraits, au point de ne plus vivre ? »
Claude Vigée
« Je savais
qu’un jour
il partirait pour la nuit
Toute vie finit dans la nuit
est le titre du livre
que nous avons écrit
ensemble
je savais
qu’un jour
il en serait fini
de lui
quand
comment
où
je ne le savais pas
Claude est mort
dans sa centième année
après avoir été
le compagnon de la mort
et de la vie pendant quatre vingt dix neuf ans
jusqu’à leur séparation un jour d’octobre 2020
un jour de vent et de pluie
sa vie est restée ici
parmi nous
sa mort est partie là-bas
parmi elle
Evy
la femme de sa vie
s’en est allée avant lui
de l’autre côté de la vie
et son fils aussi
…
sa vie est restée ici
par ses livres
pour nous
par nos souvenirs
pour moi
par eux je suis malheureux
par eux je suis heureux
très heureux
d’avoir partagé avec lui
sa vie
et la vie de toutes les vies
qu’il a rencontrées là et ici
sur le chemin de sa vie
nous sommes nés
chacun de l’autre côté de la carte
de France
chacun avec une langue
différente de celle de la France
le dialecte judéo alsacien pour lui
la langue bretonne pour moi
nous sommes nés des mal foutus de la parole
hantés par la parole
mais l’oreille bien creusée
je vois sa voix sur son visage
comme ils se ressemblent
j’entends ses silences entre ses mots
comme ils s’assemblent
quand il racontait
l’histoire de sa vie
l’histoire de la vie
et que j’entends
et que je vois
ici
maintenant
devant moi
en ce jour
en cette heure
en cette minute
en cette seconde
où je lui écris
en vous écrivant
lui aussi écrivait en parlant
mais pas comme on parle en dormant
ses livres
avancent de mot en mot
de vers en vers de page en page
jusqu’à mes yeux
par mes oreilles
et par mes lèvres ils résonnent
comme résonnent les pas des chevaux sur la terre
et le chant des rivières dans leurs lits
là-bas dans son enfance
là-bas en Alsace
il n’a rien oublié
des barques noires sur le Rhin
et par son poème le Rhin n’est plus seulement
le cinquième fleuve sur la carte
de France
il n’a rien oublié
de la lune d’hiver fixant l’infini américain
dans son exil
il n’ a rien oublié
du Livre des livres lu et relu
pendant la guerre
qui ne fut pas sa dernière
d’où est né
pour jamais son nom de paix
trouvé à l’entrée de la guerre
Vie J’ai
il n’a rien oublié
des poèmes qui dansaient au bord de l’abîme
et autour du monde par les langues et les pays alors réconciliés
chez lui
où il m’invita
chez moi
où je l’invitai
il fut mon hôte dans les deux sens
dès le premier jour
quand il m’ouvrit les bras
les yeux
et ses pas jusqu’à la porte d’entrée
et de sortie
pour que je revienne
ce fut
comme si le monde se dédoublait
en temps et en espace
comme si j’ouvrais l’encyclopédie de la vie
jusqu’aux frontières de la mort qu’il traverse aujourd’hui
maintenant il sait
maintenant Il deviendra qui il deviendra
comme il le dit de Dieu lui-même
lui
comme nous tous
fils de Dieu
comme je le dis moi-même
parfois
à moi-même
maintenant
il ne reste que ses livres
pour nous
tout le reste est pour lui
tout le reste
déjà apprivoisé dans ses livres
qui nous restent
« ainsi nul ne peut vivre
c’est ainsi que l’on vit »
Yvon Le Men
(Lannion, octobre 2020)
1 : lettre de Jean Malrieu à Claude Vigée, le 30 mai 1956, que Claude m’a offerte lors de l’écriture de notre livre en 2007
(« Yvon le Men et Claude Vigée » photo D.R.)
2 Réponses pour Pour saluer Claude Vigée
C’est magnifique!
J’en ai les yeux pleins de larmes.
J’ai beaucoup aimé Claude Vigée, moi aussi, il me manque et je suis triste.
Une Alsacienne
Yvon, chère et grande voix de Bretagne,je connaissais ton amitié pour Claude Vigée. Et ta tendresse pour lui. La photo de vous deux est éloquente, émouvante.Ton poème est un bel hommage. Tu as trouvé les mots de sagesse et de réconfort pour ceux qui ont aimé, admiré, choyé Claude Vigée. Ton poème est un kaddish.
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