de Pierre Assouline

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La République des livres
Pour saluer Michel del Castillo

Pour saluer Michel del Castillo

Le problème avec les écrivains bi-nationaux, c’est que leur état-civil reflète des identités multiples. Ainsi celui-ci s’est appelé Miguel Jacinot del Castillo, puis Miguel del Castillo puis Michel del Castillo. Alors disons Castillo puisque c’est le seul qui y est resté immuable, avec une autre qualité élective, un choix pour la vie : bien que parfaitement bilingue, la double facette de son éducation, il choisira le français comme langue d’écrivain. Il lisait depuis toujours en français et en castillan mais écrivait depuis l’âge d’homme en castillo. Nulle part mieux que dans son essai Colette, une certaine France (1999), il n’a payé sa dette et exprimé sa gratitude. Il l’avait publié il y a un quart de siècle mais en le relisant ces jours-ci, alors qu’il vient de nous quitter à 91 ans, il est difficile de ne pas y percevoir des accents testamentaires.

Il était né à Madrid à l’été 1933 d’un père français et d’une mère espagnole originaire de Salamanque proche des idées du républicain Manuel Azaña ce qui ne l’empêcha pas d’être mise sous les verrous parce son propre camp avant d’être condamnée à mort par les nationalistes. Les visites à sa mère emprisonnée nourriront plus tard certains de ses livres. Réfugiés en France, la mère et le fils sont dénoncés aux autorités au titre d’« étrangers indésirables » et internés dans un camp à Mende (Lozère) de réfugiés politiques (Tanguy,1957). L’enfant s’évade, est livré en otage aux Allemands par sa mère contre sa propre liberté, envoyé dans une ferme de travail en Allemagne, rapatrié en France à la fin de la guerre, livré à l’Espagne, interné dans une maison de redressement dont il s’évade, ouvrier à Sitges à 17 ans. Quelle vie de cauchemar si jeune ! Seule éclaircie, son passage chez les Jésuites d’Úbeda (Andalousie) qui marque sa découverte de la littérature et engage son existence, une vie littéraire sous la double influence de Unamuno et de Dostoïevski.

Peut-être certains d’entre vous se souviennent-ils de l’extraordinaire discours du philosophe Miguel de Unamuno le 12 octobre 1936 à l’université de Salamanque face aux phalangistes stupéfaits puis déchaînés ? Il n’en restait aucune trace écrite ou enregistrée mais nous l’avions reconstitué sur ce blog, car il n’avait jamais été publié in extenso, grâce à un chercheur de Boston et grâce à l’écrivain Michel del Castillo qui l’avait traduit pour nous par amitié. On comprit mieux en découvrant son roman La vie mentie (Fayard, 2007). Etrange titre pour une étrange histoire recueillant d’étranges morceaux de vie mais dont la lecture suscite un enthousiasme ému et admiratif qui n’a rien d’étrange. Imaginez un personnage qui mette la société à distance, appelle de ses voeux une morale à hauteur d’homme et ose regretter le monde d’avant. C’est à la fois un héros de papier et un héros ordinaire, la créature et son créateur, tous deux à l’épicentre d’un des plus justes romans de la rentrée. Une vie mentie est une vie plus que fausse. Quant à la vie réelle, disons que c’est là une question espagnole par excellence et glissons.

Nostalgique, Castillo ? Sans aucun doute, mais avec la puissante conviction de ceux qui regrettent aux larmes un monde qu’ils n’ont pas connu. Lui c’est le Madrid des années 1920-1935, son intense gaieté à la veille de la catastrophe, sa danse folle au bord de l’abîme. « Je ne l’ai pas vécu mais j’en ai ressenti le parfum » se justifiait-t-il bien qu’il n’y ait pas de quoi. Alors nostalgique à sa manière, relisant à l’infini A la recherche du temps perdu comme un roman terriblement cruel tout en étant persuadé que dans le monde qui s’annonce, il y aura de moins en moins de gens à qui parler. Lorsqu’on a grandi dans un univers viscontien tout de luxe et de décrépitude dont les silhouettes n’avaient qu’un mot à la bouche (« avant, avant… ») et qu’on a quotidiennement partagé la table d’une grand-mère qui se mettait en tenue de soirée pour dîner avec son petit-fils, la suite ne peut que décevoir. La guerre civile, la prison, la faim, la solitude, les camps, l’exil et les deux hautes figures séparément mais également tétanisantes de la mère et du père. La matrice de toute une œuvre douloureusement mûrie, entre deux langues et deux imaginaires.

Il lisait depuis toujours en français et en castillan mais écrivait depuis l’âge d’homme en castillo. De quoi donner une certaine acuité aux choses de la vie. De ses descentes aux enfers il a tiré une morale à usage personnel. Elle tient en un mot : méfiance. « Il faut se garder du monde et de soi » concède-t-il sans que cette restriction n’entame en rien sa générosité instinctive. Son roman est dédié au philosophe du Sentiment tragique de la vie qui lui a appris que croire c’est doutercelui dont l’ombre plane sur toutes les situations de ce roman, jusqu’au dénouement. La leçon de droiture, de courage et de dignité du vieil homme est intacte ; l’ancien jeune mendésiste en Castillo en retrouvait l’écho dans l’attitude de son ami Robert Badinter. Unamuno voisinait dans sa bibliothèque auprès de Nietzsche, Dante, Kierkegaard. Ses chers piliers. La filiation du héros de La vie mentie était aussi la sienne. Sans oublier le plus important, Dostoïevski naturellement :

« J’étais jeune, je m’abandonnai tout doucement à la mort et la lecture des Carnets du sous-sol m’a sauvé. Je lui dois la vie ».

 On ne fera pas le procès d’ingratitude à celui qui a été jusqu’à consacrer tout un livre (Mon frère l’Idiot, 1995) à cet homme à seule fin de payer sa dette. S’avouant fasciné par les monstres politiques, il ne manquait pas de grain à moudre :

« Plus je les observe et plus je comprends en quoi Mendès France n’était ni un homme politique ni un homme d’Etat : il n’avait pas le goût de tuer ».

Demeurer à hauteur d’homme, empêcher que le jugement ne gâte la compréhension, se situer hors dogme, résister à la confusion des valeurs et dénoncer l’irresponsabilité : il y a là un programme pour une vie au moins, et quelques idées force pour un roman de l’imposture. Il était resté lui-même, fidèle à ses engagements et à ses contradictions. De ce tas inextricable il a fait une œuvre inquiète mais tranquille car il est demeuré à l’abri de son personnage. Il ne s’est pas laissé dévorer. (on le retrouve ici en jeune homme dialoguant à ses débuts en 1959 avec François Mauriac, un document étonnant).

On en retrouvait l’écho assourdi dans un tout autre de ses romans, La Religieuse de Madrigal (Fayard/Seuil, 2006) : l’histoire somptueusement racontée d’Ana d’Autriche, fille bâtarde de Don Juan, demi-frère de Philippe II, roi d’Espagne, lui-même bâtard, recluse dès l’âge de 6 ans au coeur de la Castille du Siècle d’Or dans un couvent d’augustiniennes, à Madrigal de las Altas Torres ; à la veille de sa communion solennelle, Ana de Jésus se cabre et refuse de renoncer à son libre-arbitre quand surgit Gabriel de Espinosa avec lequel elle vivra une passion tragique, l’amant finissant jugé puis écartelé. Les familiers de l’oeuvre de Castillo, versant La Tunique d’infamie (Fayard, 1997), seront comblés par la discrète puissance d’un récit marqué par l’esprit de la limpieza de sangre qui dominait alors «  »ce pays victime d’un enchantement délétère«  ». Car il était de ces écrivains dont la dignité et l’exigence de nous ont jamais déçu. Cela dit, on peut aussi lire ce livre comme une Critique de sa raison romanesque.

L’auteur était parvenu à un tel degré de liberté, affranchi de toutes les tutelles et émancipé de toutes les contraintes, qu’il se permettait tout. A commencer par la digression autobiographique, laquelle se traduit par sa présence, directe et sans tricherie, tranquille, dans le corps du récit. Jamais intempestive, elle surgit chaque fois que nécessaire. D’autres aimeraient en faire autant mais n’osent pas. Ana de Jésus, c’est moi ! dans ses ambiguïtés, ses contradictions, ses fuites. Ses énigmes aussi puisque sans mystère, il n’y a pas de vérité. Ceux qui ont encore en mémoire De père français (Fayard, 1998), Rue des Archives (Gallimard, 1994) et Le crime des pères (Seuil,1993) comprendront en quoi et pourquoi l’auteur s’identifie si naturellement à cette enfance fracassée. Nul besoin de cloître pour s’y croire. Au-delà de la justesse et de l’exactitude de la documentation, on est transporté par l’âme derrière cette patte qui sait transcender comme peu d’autres l’Histoire en littérature. Rien à voir pour autant avec un roman historique traditionnel, genre que Castillo exècre pour « son pyschologisme« , cette démarche génétique systématique, façon de tout expliquer par la source enténébrée de nos actes quand un tremblement en dit bien davantage. Sa préface à son roman est particulièrement éclairante. « Enchaîner un personnage à la fatalité de son enfance, c’est nier sa liberté » insistait-t-il, avant d’ajouter, avec des mots qui pourraient être les nôtres si nous avions sa voix :

  » Nous rêvons pour oublier ce que nous sommes. Il arrive que nos chimères fassent notre réalité ».

   Avec Mamita (Fayard, 2020), on se retrouve dans une histoire de pianos. Il suffit de les suivre, d’une ville ou d’un pays à l’autre, pour reconstituer l’itinéraire du héros. Lorsqu’un piano surgit quelque part, il est derrière, ou dessous, ou à côté. La musique est sa vie. Elle est partout. Même dans les disques et les salles de concert. Et dans ce roman de Michel del Castillo en majesté. Diffuse, discrète, permanente, elle n’est pourtant pas centrale. Mamita est au centre de Mamita. On n’en sort pas et pourquoi en sortirait-on : aujourd’hui, maman est morte…    De quoi s’agit-il ? A première vue des rencontres, des amours et du paquet de névroses de Xavier, pianiste doué qui vient de mettre un point final à ses concerts, à son arrivée dans une Amérique obsédée par le Mal qui rôde, une société en pleine campagne électorale pour les primaires, alors que le camp démocrate hésite encore entre Barack Obama et Hillary Clinton. Il est reçu dans le salon d’une grande dame juive avec laquelle il se lie d’amitié à New York, ville qui ne peut pas susciter de sentiments mais des sensations. Il se rend à Boston pour y enregistrer le Clavecin bien tempéré et une intégrale Chopin. En chemin, la rencontre de l’ingénieur du son avec lequel il est amené à travailler, provoque un choc de nature à remuer des effluves d’inexprimé en lui. Tout remonte. Encore que l’amour est construction et le désir est anarchie.

Son ami d’autrefois ne prétendait-il pas que les gays étaient « les derniers cathares » parce qu’ils vivaient dans le désordre du pur désir, et purs ou impurs, ils se refusaient à aggraver le malheur du monde en procréant ?  C’est peu dire que chaque morceau lui est une madeleine. Monteverdi le ramène immanquablement à son ami Marc, une Polonaise de Chopin à son enfance, les arias de Bellini à des réminiscences d’un passé bien enfui et mal enfoui. A une caresse dans le cou. A de doux effluves de lavande. A la délicatesse d’un mouvement des doigts pour se saisir d’une tasse. Toutes choses qui suspendent le temps. 

« Que reste-t-il d’une vie, hors ces regrets ineffables ? ». 

 Après Bach, qui obséda ses années, il se voue désormais à Chopin, les Nocturnes, avec un soin aussi maniaque pour la précision des enregistrements qu’il déployait pour l’acoustique de ses concerts. Il croit que la perfection en art est de ce monde. Il y a du Glenn Gould en lui, encore que les noms et les silhouettes de Yves Nat et Dinu Lipatti traversent ces pages. Michel del Castillo réussit remarquablement la peinture de ces séances exténuantes, comme tout ce qui a trait à la sensibilité et à la technique, grâce à une familiarité avec la musique aussi ancienne que son compagnonnage avec la littérature. L’une et l’autre lui ont sauvé la vie dans son adolescence puis dans sa jeunesse. Ce qui ne s’oublie pas. Reconnaissance éternelle. Ses amis pourront témoigner de sa délicatesse et de sa subtilité lorsqu’il s’employait à faire aimer la musique qu’il aimait.

Outre sa dilection pour les vins de Bourgogne, La Pitié dangereuse parmi les romans de Zweig, la salle Favart et les grilles du parc Monceau, on y retrouve les détestations de Castillo pour l’imposture et la veulerie, son peu de goût pour la politique, son écartèlement entre ses cultures française et espagnole, son attachement à l’esprit mystique de l’Espagne d’autrefois loin des préoccupations matérialistes et footballistiques de l’Espagne contemporaine. Non pas sa vision du monde mais sa sensation du monde. Cette idée que l’homme est naturellement mauvais. Que le mal domine la nature. Que la culture et le Bien sont l’exception et non la règle. Pas plus qu’il ne console, l’art ne guérit.

 « C’est parce qu’il creuse la douleur, pénètre plus avant la solitude, qu’il dispense une sérénité mélancolique ».

La musique rapproche. Mais c’est lui prêter un pouvoir d’une grande pureté de croire qu’elle le fait sans ambiguïté. Quoi qu’il dise ou quoi qu’il fasse, quel que soit l’air qu’il respire où qu’il soit, l’ombre portée de sa mère le poursuit. Elle et lui dans l’appartement de la grand-mère calle Goya à Madrid. Elle et lui au piano à quatre mains. Elle vindicative, égotiste, méchante, hargneuse, traître, menteuse, lascive, perverse. Lui, l’opposé. Quand il ose évoquer à table les vraies raisons de la mort d’un de ses anciens amants, la mère répond ainsi au fils :

« Tu n’es qu’un petit imbécile !… Que peux-tu comprendre à tout ça ? Tu es un petit Français étriqué, sage, raisonneur, un malheureux pédéraste qui se fait prendre comme une femme. Tu ne sais pas ce que qu’est un homme, un vrai, un Espagnol. Et tu viens la bouche enfarinée, me poser des questions sournoises ? Sache-le, mon petit bonhomme, je n’ai de comptes à rendre à personne, surtout pas à une petite tapette venimeuse. Maintenant, si tu le veux bien, restons-en là. »

Elle en est effectivement restée là ; pas lui. Il lui a répondu. La réponse fait un certain nombre de pages rassemblées dans une quarantaine de livres. Les doutes autour desquels il ne cesse de tourner figurent en cercles concentriques dans Mamita : l’empreinte de l’Espagne, la nécessité de l’art, la figure du père absent et l’énigme d’une mère qui semble vouée à la trahison des siens. Depuis Tanguy, le livre qui l’a lancé et imposé dans le paysage littéraire où il fut maintes fois lauré, Michel del Castillo était parvenu à creuser encore et encore le même sillon sans jamais écrire le même livre. D’une fidélité absolue à ses hantises (auxquelles certaines peintures-fresques de son cher Goya sur les murs de la Quinta del Sordo faisaient écho), il se renouvelait pourtant à chaque fois, dans ses romans et ses récits comme dans ses essais, sans jamais rien renier de ses hontes, noyau infracassable de son œuvre.

Sa langue est claire, fluide, classique. Comme le clavecin, bien tempérée. Malgré tout, Mamita, comme les précédents, est signé Castillo et non Janicot. Pas seulement parce que c’est le nom de la mère contre celui du père, choix douloureux entre les deux qui l’ont successivement abandonné mais sa mère sans cesser de l’aimer, de le mépriser, de le gâter, de l’écraser, de l’élever, de l’emporter, de la dèche à la magnificence et retour. Castillo plutôt que Janicot parce que c’est l’Espagne plutôt que la France. Très précisément l’Espagne de l’exil. Le fil rouge de son œuvre, c’est une lettre cachée qui figure en haut de la couverture de tous ses livres depuis un demi-siècle. Son nom d’Espagne, mais de l’autre Espagne.

Les pages parmi les plus belles de Mamita sont consacrées à l’exil de sa propre vie chez un musicien solitaire au chant désespéré, au lamento pensif d’une Europe défunte. Cioran écrit quelque part que la musique nous aide à être un peu mieux malheureux. Il y a de cela chez Michel del Castillo, à condition de remplacer le malheur par la mélancolie face aux ravages d’une enfance dénaturée. De livre en livre, certains davantage que d’autre, il n’a eu de cesse de s’interroger sur la cruauté de cette femme qui a livré son mari aux Allemands et abandonné son fils à une solitude monstrueuse après l’avoir marchandé dans l’espoir de mieux s’en tirer à la fin d’une guerre durant laquelle elle avait joué un jeu trouble. Cette fois la mémoire creuse au plus profond.

Cette femme, qui l’a ballotté pendant toute son enfance, qui n’a jamais cherché à le revoir, cette femme que son fils a  retrouvée par hasard rue des Archives en 1955, qui a même réussi à le déposséder de sa souffrance alors qu’il lui il doit tout de même d’avoir passé quatre années d’horreur parmi des délinquants mineurs dans une maison de redressement au lendemain de la guerre à l’époque la plus sombre du franquisme, cette femme, il la découvre encore quinze après sa mort en creusant sa complexité au-delà du possible. Ne vous demandez pas si ce roman a des accents autobiographiques quand l’auteur le dit lui-même : tous ses livres sont la sonate de sa vie. Il lui était impossible de faire un pas dans Paris sans être envahi par les souvenirs.

« Assis là, sur un banc, tel un vieillard solitaire et frileux, il fredonnait une partition qu’il était seul à entendre ».

C’est le personnage et c’était l’auteur. Louons cet interprète hors pair car sa sensibilité est déchirante. Faites une place à ce Nocturne intérieur d’un enfant, d’un adolescent et d’un homme dont le vœu le plus cher aura été de se faire accepter.

Mais il n’y avait pas qu’un romancier en Castillo. L’essayiste en lui savait délaisser la fiction pour exprimer de saines colères et remettre les pendules à l’heure non sans courage dans deux sociétés, la française et l’espagnole, toujours, souvent dominées par la morale ambiante, le politiquement correct. C’était déjà le cas dans la préface qu’il écrivit pour la réédition des Grands cimetières sous la lune, le salutaire pamphlet anti-franquiste que Georges Bernanos publia contre son propre camp en 1938 retour d’Espagne. Castillo y est revenu plus longuement avec Le Temps de Franco (Fayard, 2008). Dès l’entame, on ne regrette pas d’avoir été pris à contre-pied par un auteur que l’on aime à retrouver régulièrement à chaque étape de son chemin d’écrivain. Ni historien ni biographe, Michel del Castillo a réussi là un récit qui pourrait servir de modèle à ceux qui ont en tête de renouveler le genre « Vie de… ». Car il s’agit bien au fond d’un long portrait de Francisco Franco y Bahamonde à travers lequel surgissent en filigrane, par petites touches et pointes acérées, les contradictions de son vieux pays au cours du siècle passé.

Les passions étant encore mal éteintes, il ne manqua pas de lecteurs, des deux côtés des Pyrénées, pour pointer une réhabilitation derrière cette mise au point d’un Français de sensibilité espagnole. C’est que le personnage s’est si bien prêté à la diabolisation que le moindre correctif à son action au cours de ses trente- sept années de règne, appuyé sur des archives patiemment examinées par les experts, apparaît comme une insupportable manifestation de révisionnisme. Castillo, un républicain modéré gagné par le juancarlisme, ne s’était pas embarqué sans biscuit dans cette traversée de l’épopée franquiste. Il avait lu et relu Bennassar, Beevor, Brenan, Nourry, Preston, Crozier, Vazquez Montalban, avant d’en faire son miel en s’autorisant parfois un souvenir personnel sur 1939 et les années 50 tel qu’il les vécut là-bas. Son style est porteur d’une morale, privilège de ceux qui traitent l’Histoire en écrivains. Il bouscule donc les idées reçues élevées au rang de mythes : le Franco comploteur, fossoyeur de la République et fasciste auquel il oppose un Franco légaliste et loyaliste qui ne franchit le Rubicon qu’en dernière extrémité, un national-catholique typique du courant conservateur auquel l’anticommunisme tient lieu d’idéologie.

Quant au franquisme, le jugement de Castillo ne se distinguait pas de l’opinion partagée par nombre d’historiens : impitoyable les cinq premières années, puis sévère et pour finir, vigilant. Il avait des indulgences pour ce dictateur « au sourire faussement épanoui qui lui donnait un air de ravi de la crèche » ; mais comme son personnage ne fut jamais son héros, elles ne sont en rien coupables. Ce qui ne l’empêchait pas de saluer l’incontestable courage du grand soldat des combats marocains à la tête de sa bandera, déjà si caudillo, c’est-à-dire commandant et toujours en tête. Franco a rarement été aussi vivant que sous cette plume. Franco en général. Autant dire toutes ses facettes fondues en une seule tant il était militaire en toutes choses. Entièrement coulé dans son uniforme. « Un militaire chimiquement pur »risque même l’auteur. On découvre un homme d’un 1,67 mètre au tempo de rumination lente, prudent dans son approche pragmatique des hommes et des événements, introverti et méticuleux, tout de sang-froid et de sens du détail, entièrement construit dès 1931, manichéen conquis par l’idée d’un choc des civilisations (christianisme contre bolchevisme), doué d’un grand sens de l’observation et obsédé par l’ordre, persuadé que l’âme espagnole s’est réfugiée dans l’Armée, et qu’il n’est de musique que militaire.

Michel del Castillo avait composé ce passionnant récit en écrivain libre, dépris des mots d’ordre, icônes et institutions, ne se reconnaissant implicitement de dette qu’envers son propre roman familial et son Espagne intérieure. Car c’est un livre qui vient de loin, très loin. Franco avait commencé à s’écrire en Castillo ce jour de 1939 où il a fui l’Espagne avec sa mère. Il avait 6 ans. Ainsi un écrivain peut-il être rattrapé par un livre. Comme s’il ne pouvait s’y dérober.

(« Michel del Castillo » photo Ulf Andersen ;  « Perro semihundido »1819-1823, Huile sur plâtre transféré sur toile ; « Duelo a garrotazos », 1819-1823, Huile sur plâtre transféré sur toile ; « Saturno devorando a un hijo », Huile sur plâtre transféré sur toile ; « El tres de mayo de 1808 en Madrid, 1814, huile sur toile. Toutes ces oeuvres se trouvent au Museo del Prado à Madrid)

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