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Que faire de Rudyard Kipling ?

Que faire de Rudyard Kipling ?

L’affaire embarrasse les Anglais. Bien plus grave que le Brexit or not Brexit, l’affrontement Shakespeare-Cervantès pour leur anniversaire ou que… . C’est de l’âme d’une nation qu’il s’agit car l’écrivain Rudyard Kipling (1865-1936) fait partie de ceux qui l’incarnent encore pour le meilleur et pour le pire. Que son nom reviennent actuellement dans les débats est un signe des temps.

Son spectre porte comme un fardeau la paternité de l’expression « le fardeau de l’homme blanc », titre d’un poème de 1899 dans lequel il enjoignait les Etats-Unis à assumer leurs responsabilités dans leur politique impérialiste, et notamment dans leur guerre contre les Philippines. La fardeau en question désignait tant le devoir christique du colonisateur de civiliser et administrer les populations conquises que la tâche elle-même avec toute l’amertume qu’elle pouvait charrier.

Oublié l’artiste de la nouvelle (ah, l’Homme qui voulut être roi…), l’auteur du plus célèbre poème en langue anglaise If … (Tu seras un homme, mon fils), le prix Nobel de littérature 1907… Le « fardeau » éclipse le tout, y compris que, comme Mark Twain, il avait le rare pouvoir de s’adresser aussi bien aux enfants qu’aux adultes.kim

George Orwell n’a peu fait pour sa réputation en le baptisant « prophète de l’impérialisme britannique » (sous sa plume, ce n’était pas un compliment). C’était au début des années 40 et il répondait en quelque sorte à une défense et illustration du génie de Kipling par le poète T.S. Eliot. Tout en le sachant aussi antifasciste qu’anticommuniste et déconnecté de toute appartenance politique, Orwell ne l’ancrait pas moins viscéralement dans le camp conservateur bien qu’il fut un moderne et un cosmopolite ; mais même lui finissait par prendre sa défense ; car au-delà de la cruauté de ses critiques (« tout individu éclairé devrait le mépriser »), il savait qu’au fond, Kipling était avant tout un grand écrivain doublé d’un idéaliste.

N’empêche qu’Orwell donna le ton pour les années à venir. Mais il n’était pas nécessaire d’être indien pour se souvenir que Kipling avait défendu le colonel Dyer, responsable du massacre d’Armitsar, au Penjab (plus de mille morts et autant de blessés en une après-midi de 1919), dénoncé comme un « boucher » mais par lui présenté comme « l’homme qui sauva l’Inde » et pour lequel il lança même une souscription. C’est aussi pour cela que, lorsqu’on demandait à Hemingway de payer sa dette envers ceux qui l’avaient inspiré, il citait les noms d’une quinzaine de grands artistes mais un seul était assorti d’un qualificatif restrictif : « the good Kipling », manière d’insinuer qu’il convenait de le séparer d’un mauvais Kipling, comme s’ils ne faisaient pas qu’un !

On pourrait croire que l’heure est venue pour que s’impose enfin une vision plus nuancée de Kipling en ses paradoxes. Depuis décembre dernier, date de la célébration du 150ème anniversaire de sa naissance, ça s’agite du côté du « coin de poètes » de Westminster Abbey où reposent ses cendres. A intervalles réguliers, il en est pour ressortir les mêmes arguments destinés à le refouler dans un purgatoire, l’oeuvre et l’homme d’un même élan, l’œuvre à cause de l’homme. Depuis peu, des commentateurs actionnent à nouveau la scie du « Kipling raciste et impérialiste » sur la Toile. Ils font de ses créatures Mowgli, Baloo et Bagherra des instruments de propagande. Sur les forums de discussion, on dispute de la question de l’identité au prisme de Kim ! On y réhabilite les qualités humaines de l’écrivain en dépit de ses idées sur l’Empire.

kiplingC’est peu dire que ses fables morales et allégoriques souffrent de son image de chantre du colonialisme chaque fois que son œuvre poétique et littéraire connaît un regain de notoriété. Comme si l’une n’était que le cheval de Troie de l’autre. Une ambiguïté à l’image de la nouvelle version à grand succès du Livre de la jungle par les studios Disney ; ils ont incrusté des prises de vues au sein de trucages numériques, de véritables expressions d’acteurs ayant été greffées sur des animaux dessinés. La prouesse technologique y prend le pas tant sur la nature que sur la culture.

Cela dit, que les Anglais se rassurent. Ils ne sont pas les seuls à être embarrassés par la statue de Kipling. Les Indiens, tout autant.

(« Rudyard Kipling » photo D.R. ; « Reconstitution à l’identique de sa maison natale à Bombay » photo D.R.)

 

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