de Pierre Assouline

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Sélectionner, apprendre à se séparer

Sélectionner, apprendre à se séparer

Qu’est-ce qu’on garde et qu’est-ce qu’on jette ? La question se pose de manière à peu près identique pour un particulier confronté au rangement de sa propre bibliothèque saturée ou au devenir de ses papiers de famille à l’heure de l’héritage, que pour un historien chargé d’effectuer le tri dans un dépôt d’archives publiques ou professionnelles. Sauf que les conséquences ne sont pas les mêmes, le second ayant une délégation de responsabilité. Il y a bien la solution du « désencombrement radical » prônée par Marie Kondo, une essayiste japonaise qui a remporté un succès phénoménal en montrant dans son best-seller La magie du rangement (2011) que la chose relevait d’un art de vivre (assez basique, tout de même). Sélectionner, apprendre à se séparer, se résoudre à broyer, c’est effectivement tout un art. La technique de base de l’archiviste bien né. Face à une masse impressionnante de documents à traiter, le sentiment d’un embarras de richesses est souvent une illusion. Dans une récente chronique sur le sujet, l’historien des sciences Guillaume Lachenal à l’unisson avec Andrew Mendelsohn, un collègue de la même spécialité, rappelait que le progrès de la connaissance médicale depuis la Renaissance a reposé moins sur l’accumulation de kilomètres de dossiers de patients que sur leur destruction méthodique. Un point de vue que partagent même ceux qui se sont donnés pour mission de sauver les papiers en péril. Ainsi les collaborateurs de The Arcadia Fund. Cette organisation philanthropique basée à Londres, qui vient en aide aux héritages culturels menacés, a lancé un projet original en partenariat avec la British Library sous l’acronyme EAP pour « Endangered Archives Programme ». Le couple qui en est à l’origine, l’historienne des sciences Lisbet Rausing et l’historien de l’Europe moderne Peter Baldwin, a réussi à soutenir quelque 400 projets dans 90 pays, principalement en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Leurs équipes sont constituées d’archivistes, d’experts et de chercheurs lancés à travers le monde afin de repérer dans des institutions dépourvues de tout moyen des archives locales jusqu’alors vouées à la disparition par la négligence, l’indifférence, l’oubli, l’ignorance quand ce n’est par les guerres. Puis, une fois le projet sélectionné, elles s’activent à en dresser un inventaire détaillé avant de numériser in situ les manuscrits et documents les plus fragiles et à préserver des ravages du temps photos, lettres, collection de journaux, enregistrements formant un fonds cohérent. Tout un matériau original qu’elles s’engagent à laisser sur place une fois digitalisé, n’emportant que des copies numériques afin de les rendre librement consultables sur les sites de l’EAP, remarquablement conçu) et de la British Library, de même que les inventaires et catalogues. Des fonds très divers ont d’ores et déjà ainsi été préservés par ce biais : les collections complètes du quotidien de Managua La Noticia et El Comercio et de l’hebdomadaire El Liberal ; des manuscrits religieux chinois (XVIIIème-XXème) sur différents supports provenant de la plupart des provinces ; les registres de la paroisse de San Bartolomé de Huacho comprenant tous las actes de baptêmes, de mariage et de décès de 1755 à 1937 qui étaient dispersés dans une vingtaine de villes d’un diocèse du Pérou etc. En projets, les fonds de communautés juives établies dans plusieurs villes de la Pampa argentine depuis la fin du XIXème siècle ; ceux du pouvoir central de l’Etat de Oaxaca (Mexique) durant la période coloniale et tout au long du XIXème siècle ; les manuscrits islamiques de l’irremplaçable bibliothèque Djenné (Mali) appelés à être sauvés après ceux de Tombouctou ; 250 manuscrits religieux (Corans, traités etc) de Minaangkabo (Sumatra occidental) des XVIIIème et XIXème ; les collections complètes (1872-1919 et 1937-1980) de deux grands quotidiens du Bengale de l’époque coloniale et post-coloniale qu’aucune autre institution ne possède en l’état ; quelque 2000 manuscrits rares (XIIème-XIXème siècle) conservés par la bibliothèque de la mosquée Al-aqsa à Jérusalem ; 300 manuscrits bouddhistes particulièrement fragiles rédigés sur des feuilles de palmier en Birmanie ; les archives de Taras Hryhorovych Shevchenko (1814–1861), célèbre écrivain et peintre dont l’œuvre est tenue comme fondatrice pour la langue et la littérature ukrainiennes etc Leur consultation en ligne donne le vertige, surtout si l’on imagine que ces trésors auraient pu être perdus à jamais sans que nulle trace n’en subsiste. Mais quoi que l’on fasse avec ces fonds, qu’on les garde ou qu’on les jette, entre la conservation et l’épuration, la décision est conditionnée par une même crainte qui la gouverne : n’avoir jamais à la regretter. Cela dit, si malgré des phénomènes qui nous sont depuis familiers (épidémie, quarantaine, psychose de l’enfermement, crainte du rationnement, folie de la rumeur qui court etc), La Peste (1947) d’Albert Camus est moins un roman sur la peste et ses effets qu’une allégorie de la peste brune (occupation de la France par les Allemands, éradication du Mal par des actes de résistance au nazisme etc), ce billet n’a rien d’allégorique. Encore que… en même temps…

(« Sauvetage d’une collection de documents historiques zoroastriens » ; « Sauvetage des archives de Calabar au Nigéria » ; « Bibliothèque des manuscrits de Djenné, Mali »  photos D.R.)

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