de Pierre Assouline

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La République des livres
La verrue sur le nez de M. Poirier

La verrue sur le nez de M. Poirier

Au fond, qu’est-ce qui distingue un écrivain des autres personnalités publiques ? L’écrivain, c’est celui qui refuse par principe de se faire tirer le portrait et qui manifeste cette humeur sur chacun de ses portraits. Il faut le comprendre : il entretient un jeu de fascination/répulsion avec ce medium au-delà même de ses rapports complexes avec sa propre image (incroyable le nombre d’auteurs qui ne peuvent pas s’encadrer !). Cette tension est au cœur d’une réflexion collective qui eut pour cadre champêtre le centre culturel de Cerisy-la-salle en 2007 et qui se déploie seulement maintenant dans un album richement illustré, comme il se doit L’écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, sous la direction de David Martens, Jean-Pierre Montier et Anne Reversea ( 293 pages, 32 euros, Presses universitaires de Rennes). Outre les portraits de l’écrivain, il y est question des photos prises par lui et de son discours sur la photographie, mais c’est avant tout de sa bobine qu’il s’agit.

Leur tête bien sûr aussi leurs bureaux, maisons, rituels, bibliothèques, instruments de travail, gris-gris, fétiches, jouets… Qui expose s’expose. Tous ne gagnent pas à être connus, quelques uns ne rêvent que d’être reconnus, certains gagneraient à ne pas sortir de l’ambiguïté. Tous ne sont pas tel JMG Le Clézio des Sam Shepard de la littérature. L’objectif peut être sans pitié : il faut être Julien Gracq pour oser demander à ce que sa verrue sur l’arête du nez soit dissimulée dans l’ombre, et il faut être Henri Cartier-Bresson pour l’accorder à Louis Poirier.

L’air de rien, cela a changé la relation entre l’auteur et ses lecteurs. Il y a des livres qu’on ne peut lire sans que s’y superpose entre les pages un certain regard. Celui du photographe bien sûr mais aussi celui de l’écrivain qui nous observe le lisant. A les voir si soucieux de la mise en scène du chez-soi (Victor Hugo à Hauteville House), on comprend vite qu’ils ne sont pas tous animés par la haine de soi. Reste à en connaître l’impact sur l’imaginaire littéraire.le clézio

Il y a là d’utiles réflexions à glaner sur l’importance du portrait de groupe comme acte de baptême des bandes, écoles, familles d’esprit : surréalistes, Beat Generation & co. S’agissant du Nouveau Roman, la vue des écrivains faisant le trottoir ou tenant le mur des éditions de Minuit, selon les versions des témoins de la scène, ce cliché historique a créé le mythe, seuls Butor et Duras y brillant mais par leur absence.

Certaines photos ont le don de mettre l’imaginaire en mouvement, même les portraits iconiques de Rimbaud par Carjat, de Baudelaire par Nadar, de Joyce par Freund, déjà vus mille et une fois. Il fut un temps où la prise de vues obligeait le studio. Cela dit, les images qui vieillissent le mieux sont celles où le photographe fait prendre l’air au modèle et lui épargne la lumière artificielle. Louons Robert Doisneau d’avoir baladé l’ami Prévert dans Montmartre ! (voir page ?? de ce numéro)

Les universitaires ici convoqués dressent au fond l’inventaire des postures littéraires du grand homme-de-lettres (Saint-John Perse) à l’homme invisible (Maurice Blanchot). Le fait est que Samuel Beckett, qui ne donnait jamais d’interviews et ne passait jamais à la télévision, a consenti à se laisser tirer le portrait par des photographes. Or son impressionnante présence en noir et blanc n’est pas étrangère à la trace mnésique que son œuvre a laissé dans l’esprit de ses contemporains.

« La littérature en représentation. Le portrait photographique de l’écrivain dans l’entretien du Magazine littéraire ». Toute une savante étude sous la plume de Guillaume Willem consacrée à cette conception du Grand Entretien depuis son apparition en 1982 dans les pages d’« une publication au capital symbolique remarquable », ce qui est plutôt bien vu. Des choses si profondes, si sophistiquées et assez complexes y sont dites sur « le double processus de légitimation » entre l’écrivain et le magazine que nous y réfléchirons désormais à deux fois et plus avant de faire photographier un écrivain pour, disons, cette instance de consécration auctoriale, enfin, cette rubrique.

Avez-vous remarqué comme on se sent mieux dans une librairie dont les murs sont ornés de portraits d’écrivains ou chez un particulier qui a eu le bon goût d’en disposer en équilibre d’incertaines reproductions sur les rayonnages de sa bibliothèque ? Une atmosphère chaleureuse, un air familier et soudain on s’y sent chez soi.

(« Julien Gracq, 1984 » et « JMG Le Clézio, 1965 » photos Henri Cartier-Bresson)

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