Un métier à la portée des tout-petits
En 1986, peu après la publication de ma première traduction – des contes et des récits de Léon Tolstoï traduits du russe en français –, un ami me proposa d’aller présenter le livre dans l’école primaire de son fils. L’ouvrage étant illustré, j’avais fait des agrandissements de certains dessins et avais débarqué dans la région belge de Charleroi armé de mon matériel didactique. La classe était principalement composée d’enfants d’immigrés turcs et, après les présentations d’usage effectuées par la maîtresse, l’un de ces écoliers m’avait demandé ce que c’était que la « traduction ». C’est effectivement un mot savant et je me suis rappelé que ma mère, avec qui je ne parlais que le dialecte trentin de son village d’origine, ne l’avait pas compris non plus lorsque je lui avais annoncé que je renonçais au travail de manœuvre qui me nourrissait depuis quatre ans pour me lancer dans des études de « traduction », justement. Pourtant, elle qui était arrivée en Belgique sans connaître un mot de français avait passé sa vie à traduire ou à se faire traduire ce qu’elle entendait ou ce qu’elle voulait exprimer. Mais le mot qui recouvrait cette activité, cette opération linguistique, était un mot qui n’existait pas – et qui n’existe toujours pas – dans son dialecte, peut-être parce que les montagnards du village où elle était née en Italie du Nord vivaient pratiquement en autarcie.
La question du petit immigré turc ne m’étonnait donc qu’à moitié. Je lui ai alors demandé s’il ne lui arrivait jamais de dire à un de ses camarades belges ce que sa mère ou son grand-père venait de lui dire en turc, ou vice versa. « Tous les jours », me répondit-il. D’ailleurs sa mère ne parlait pas du tout le français et c’était lui qui allait faire les courses avec elle et qui demandait au marchand belge ce qu’elle voulait acheter. Et les autres enfants de renchérir sur la question et de fournir des tas de situations où ils devaient « traduire » des messages d’une langue vers l’autre, sans trop s’inquiéter de savoir quelle était la langue « source » ou la langue « cible » ou s’il était préférable de traduire uniquement vers sa langue maternelle, questions qui tarabustent pourtant les spécialistes en la matière. Ces petits traducteurs – interprètes même – « nés » avaient ainsi compris ce que j’avais fait avec les contes russes de Tolstoï : je pouvais enfin leur en raconter un et leur monter les dessins que j’avais fait agrandir.
Le 14 mars 2009 (c’est-à-dire vingt-trois ans plus tard), je me suis rendu à Tubize, ex-petite ville ouvrière des environs de Bruxelles, célèbre pour les forges qui se trouvent à proximité. Une exposition itinérante italienne, consacrée aux nombreuses sociétés de secours mutuel de la Péninsule, était reçue dans une salle du centre culturel local. Un photographe de renommée internationale, Mario Cresci, qui avait sillonné l’Italie en vue de photographier nombre de ces sociétés, venait animer un atelier la veille du vernissage de l’exposition. Comme il ne parle que peu le français, une des organisatrices de l’événement m’avait demandé de servir d’interprète à l’artiste.
Lorsque j’arrive – en retard – sur les lieux, l’atelier a déjà commencé et un homme que je ne connais pas traduit – avec beaucoup d’assurance – ce que dit le photographe. Une dame, qui m’a vu entrer dans la salle, vient vers moi : c’est l’épouse du barman du centre culturel, un ancien ouvrier des fameuses forges à présent fermées. Mario Cresci est hébergé chez eux et c’est son mari – le barman, donc –, d’origine italienne, qui est en train de jouer à l’interprète. Elle va lui dire que le « professionnel » est arrivé et qu’il doit lui céder la place. Non seulement – mais ça, je ne le lui dis pas – je suis traducteur et n’ai jamais, de ma vie, travaillé comme interprète (il s’agira, pour moi, d’un véritable « baptême » auquel j’ai uniquement accepté de me soumettre par amitié pour l’organisatrice susmentionnée), mais, surtout, la prestation improvisée de son époux me semble tout à fait à la hauteur de la situation. Un seul détail que d’aucuns attribueraient, en d’autres circonstances, à un manque de « culture générale » : lorsque Mario Cresci fait allusion au travail d’Henri Cartier-Bresson, l’interprète parle à l’assistance d’un photographe dont il n’a pas « saisi le nom ».
Je finis quand même par être aperçu par la personne qui m’avait demandé de venir et par prendre la place de mon « confrère », bien timidement toutefois : en effet, le professionnel que je n’étais pas en matière d’interprétation allait-il se montrer plus efficace que l’ancien ouvrier des forges, traducteur-interprète manifestement « né » lui aussi ?
La comparaison de nos mérites respectifs n’étant pas le but de mon intervention, je la passerai sous silence. Mais ce que je ne tairai pas, c’est la constatation suivante, que je fais ici en tant que professeur de traduction : il ne faut pas être hautement scolarisé pour être capable de traduire, oralement du moins, ni hautement cultivé. Combien d’étudiants sortant, après cinq années d’études, de l’université où j’enseigne (dans le département de traduction-interprétation de sa faculté de Lettres), savent qui était Cartier-Bresson ? La culture générale que les examinateurs exigent des aspirants traducteurs ou interprètes est une hydre aux têtes aussi nombreuses que les domaines auxquels s’intéressent ces mêmes examinateurs, mais sortez de ces domaines et vous les mettrez vraisemblablement à quia.
La notion de culture générale dans l’absolu est une notion souvent empreinte avant tout de snobisme. Il serait plus juste de considérer que chaque domaine a sa propre culture générale : de ce point de vue, il serait impardonnable qu’un traducteur spécialisé dans le domaine de la photographie ne connaisse pas Henri Cartier-Bresson. Mais il est tout aussi impardonnable qu’un enseignant s’offusque au XXIe siècle parce que tous les étudiants de sa classe ne comprennent pas le passage d’un texte à traduire où il est question d’Hiroshima mon amour, un chef-d’œuvre du cinéma, certes, mais datant de 1959 ! L’hydre de ce professeur aujourd’hui rangé, qu’il agitait à la face de ses étudiants confus, était affublée, vous l’aurez compris, d’une énième tête en forme de pellicule.
Mais revenons à nos moutons, et donc au sens inné de la traduction chez les traducteurs « nés ». Toutefois, quittons ces exemples familiers pour nous élever vers un monstre de la traduction occasionnelle resté pourtant dans l’ombre. Je veux parler du traducteur anonyme du Quichotte en… espagnol. Non, il n’est pas dans mes intentions de concurrencer l’inégalable fiction de Borges consacrée à une réécriture des aventures du chevalier à la triste figure (la nouvelle intitulée Pierre Ménard, auteur du « Quichotte »), mais de revenir aux sources mêmes du texte de Cervantès.
« Il y a, écrit ce dernier, sur ce point [du surnom de Quijada ou Quesada attribué au gentilhomme redresseur de torts] quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit. »
Cervantès avoue donc d’emblée, dès le premier chapitre de son roman, avoir puisé son inspiration chez d’autres littérateurs. Mais la fin du chapitre huitième nous réserve une curieuse surprise : Cervantès ne nous donne point l’issue du combat entre le vaillant Manchois et le gaillard Biscayen, pour la raison que les textes qu’il connaissait sur les aventures de l’ingénieux hidalgo de la Manche n’en disent pas plus à ce propos. Ce n’est pas l’endroit ici de s’interroger sur les motivations de cet artifice littéraire, à moins que Cervantès ne voulût par là même aborder le sujet qui m’occupe dans cette intervention, à savoir celui des mérites de la traduction « naturelle », c’est-à-dire exécutée d’instinct. Toujours est-il que, dans le chapitre suivant, notre auteur raconte que, se trouvant dans un quartier commerçant de Tolède, il aperçut « un garçon qui venait vendre à un marchand de soieries de vieux cahiers » dont « les caractères étaient arabes ». Il chercha alors des yeux quelque « Maurisque espagnolisé » qui pût les lui lire et n’eut guère de difficultés « à trouver un tel interprète ». Un passant donc, puisque Cervantès se trouve sur une espèce de marché, et non pas un intellectuel, un interprète ou traducteur professionnel, mais un de ces Maures restés en Espagne, suffisamment instruit pour pouvoir l’informer sur le contenu desdits « cahiers ».
Comprenant, grâce à l’interprète, qu’ils traitaient de l’Histoire de don Quichotte de la Manche, « écrite par Cid Hamid Benengeli, historien arabe », Cervantès emmena le Maurisque chez lui, où, « en un peu plus d’un mois et demi, il traduisit toute l’histoire de la manière dont elle est ici rapportée » : le chef-d’œuvre de la littérature espagnole serait donc le résultat d’une traduction faite par un quidam, remaniée, il est vrai, par un génial écrivain.
Bien qu’il n’eût pas été formé pour cet emploi, le traducteur occasionnel auquel s’est adressé Cervantès avait néanmoins des dons de passeur qui, s’ils avaient été entretenus, auraient pu laisser à la postérité d’autres chefs-d’œuvre, peut-être même signés, de sorte qu’on aurait fini par savoir qui était le talentueux « interprète » que l’écrivain espagnol, force est de le déplorer, met, aussitôt sa besogne accomplie, aux oubliettes des lettres mondiales.
Les enseignants peuvent sans doute faire un effort et, comme le leur demandent invariablement les ministres de l’Enseignement qui se succèdent, aider le plus d’étudiants possible à réussir les études qu’ils ont choisi d’entreprendre, mais on a des dispositions pour la traduction comme on en a pour la musique, la sculpture ou la mécanique. Cela n’empêche pas les gens qui chantent faux d’entonner les louanges du Très-Haut à la messe, mais il est peut-être inutile de chercher à faire de ces chanteurs du dimanche des solistes d’opéra, et il est en tout cas du devoir des enseignants, n’en déplaise aux ministres qui réclament à cor et à cri que les échecs diminuent en particulier à la fin de la première année des études supérieures, de dissuader un étudiant guère doué pour le chant mais non moins passionné pour autant par cette discipline de poursuivre ce genre de formation.
Aussi voudrais-je revenir ici sur une proposition que j’avais faite en son temps et sans succès à un des anciens directeurs de mon département : celle d’intéresser à la traduction non pas uniquement les élèves des classes terminales de l’enseignement secondaire, mais bien ceux de l’école primaire et peut-être déjà de la maternelle, en ces temps où nos établissements scolaires sont de plus en plus peuplés d’enfants venant d’horizons « extraeuropéens », qui connaissent au moins deux langues et qui savent, même s’ils n’utilisent jamais ce mot savant, ce qu’est la « traduction », ce que traduire veut dire, des enfants chez qui l’on cultiverait donc très tôt cette utilisation de langues différentes, ces passages de l’une à l’autre, au moyen de jeux sans doute au début, mais sans attendre les cours de grec ou de latin et la traduction – enfin – des auteurs classiques pour les rendre conscients de cette pratique.
Les jeunes qui, en âge d’entreprendre des études supérieures, choisiraient cette voie l’auraient ainsi déjà approchée depuis une bonne dizaine années. En outre, la mise en valeur, dès la petite enfance, de la richesse que recèle la langue de l’autre – réceptacle de sa culture –, pas seulement l’anglais ou le néerlandais en Belgique qui font très vite partie des programmes, mais le tchétchène, l’albanais, le turc ou le roumain et j’en passe, aurait peut-être aussi comme conséquence bénéfique un plus grand respect entre condisciples « différents ».
La traduction, un outil, un jeu, une pratique contre la discrimination dans les écoles ? En tout cas, une formation appréciable pour les futurs traducteurs-interprètes : s’il n’est pas possible à des enseignants s’occupant de tout petits enfants de commencer à les former, si ces enfants veulent devenir astronautes, en matière d’astronomie, il leur est en revanche possible de leur montrer ce qu’est le travail d’un interprète en demandant par exemple à deux petits Polonais de se parler dans leur langue et puis d’inviter l’un d’eux à traduire leur échange. Ces compétences pourraient également être mises à profit lorsque arrive dans une classe un enfant qui ne parle pas le français. Les enseignants sont souvent bien embarrassés face à cette difficulté de communiquer.
L’enfant finit toujours par apprendre la langue, mais au prix de quel sentiment de solitude et d’incompréhension ! Or, il y a presque toujours dans la même école un autre enfant de même origine qui ne demanderait sans doute pas mieux, s’il connaît déjà le français, de servir d’interprète au nouvel arrivant. Des séances d’interprétation pourraient donc être organisées dans la classe de ce dernier pour qu’il se présente à ses condisciples et qu’il entre en contact avec eux et son enseignant dans sa propre langue, grâce à l’aide de son compatriote-interprète.
On demande chaque année aux enseignants de participer à des « salons des professions » ou autres manifestations où des étudiants se rendent pour choisir le métier et donc les études qui leur permettront de l’exercer, participation qui a pour but notamment de faire connaître ces études. Des visites dans des écoles seraient tout autant – si pas plus – profitables. Elles permettraient à des traducteurs « nés » qui s’ignorent d’envisager cette profession à laquelle les jeunes ne pensent jamais que très tard, voire en désespoir de cause, parce qu’après tout « les langues ça peut toujours servir ».
« C’est Mozart qu’on assassine », écrivait un célèbre écrivain français, déplorant le sort réservé à l’un de ses personnages en bas âge dont les talents étaient brimés. « C’est Quichotte qui se dessine » pourrait être le slogan contraire, par référence au traducteur improvisé sans qui Miguel de Cervantes Saavedra n’aurait probablement jamais conquis le monde des lettres.
JEAN-PIERRE PISETTA
(« JP Pisetta » photo D.R.; « Valence, 1933 » photo de Henri Cartier-Bresson)
9 Réponses pour Un métier à la portée des tout-petits
Ma nièce qui est en CM2 a plus appris en deux jours sur duolingo l’anglais qu’à l’école ou visiblement les enseignants ne sont pas doués pour ça pour ne pas dire qu’ils sont complètement à la masse. Ce n’est pas de leur faute mais il reste encore un certain chemin à parcourir dans ce pays…
Et les films de Charlot, c’est de quelle année, mon petit chéri ? Il faut être méprisant comme vous l’êtes pour aller prétendre que la « culture générale » est un snobisme. C’est avec des idées pareilles, des idées aussi débiles et scandaleuses que l’enseignement secondaire est devenu cette infamie et cette fabrique de crétins.
Je ne vous félicite pas !
Traduire la langue véhiculaire du quotidien est une chose, traduire Hölderlin en est une autre ! Faut arrêter avec cette infame démagogie de trouducs qui est en train de détruire l’École !
La notion de « traducteur né » est parfaitement stupide. Il n’y a aucun gène de la traduction. À la limite c’est du racisme biologique à la manière des nazis.
Traduire c’est un art au sens des artisans. Un traducteur est un artisan de la langue. Et comme tout artisanat, il s’apprend. L’un de mes professeurs de traduction à Nanterre disait qu’il suffirait pour sélectionner les candidats à l’agrégation de leur donner une simple version à faire. C’est dire combien, au-delà du canulars, une traduction mobilise de compétences sensibles et intellectuelles de tous domaines en une forme de perfection totalisante du savoir humain.
Vous n’inventez rien. Quand j’étais élève au collège et au lycée, l’exercice de version faisait partie des incontournables de la pratique pédagogique (fin des années 60, début des années 70). Mais l’enseigement des langues est ensuite tombé dans le marasme que nous connaissons depuis plus de trente ans d’idiotie validée par les plus hautes instances ministérielles et cette kyrielle de pédagogos qui ont largement contribué à détruire l’École de la République pour produire cette actuelle infamie. Faut pas s’étonner si la France arrive dans le peloton de queue au PISA. Époque absurde !
Vous êtes bien naïf ! Eichmann aussi avait suivi des cours de Judaïsme auprès d’un rabbin. Une telle naïveté naïveté est suicidaire.
la naïveté ne serait-elle pas de croire qu’il y a un enseignement idéal vlble pour toutes les pratiques de langues, cinéma, chanson,langues de blog pour petits et grands chéris?
rabbins ?
ce que dit BHL
Et puis, enfin, je vous le répète : le judaïsme ce n’est pas une «identité», c’est une «altérité» et un rapport à l’universel.
Les commentaires, ou comment louper totalement le postulat d’une publication…
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