de Pierre Assouline

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La République des livres
Gogol en ses démons

Gogol en ses démons

Il fut un temps pas si lointain, il y a quelques années à peine, où les fictions adaptées de romans et les documentaires sur des écrivains se bousculaient à Biarritz lors de la grand-messe annuelle du Fipa, rendez-vous des producteurs et scénaristes venus de partout présenter leurs bébés. Signe des temps : cette année, on avait beau en chercher, on n’en trouvait (presque) pas. A croire que le succès des séries a aidé la télévision à s’émanciper de la tutelle romanesque, ironie de l’histoire lorsqu’on sait que la logique des séries procède de celle du feuilleton du XIXème siècle. N’empêche qu’après en avoir visionné des dizaines et des dizaines pendant plusieurs jours, certains remarquables, l’un d’eux m’a sauté aux yeux pour sa manière de s’emparer de la littérature, de se la réapproprier et d’en faire… autre chose.

Gogol est une production entièrement russe, série de 8 x 53 minutes réalisée par Egor Baranov. Comme son nom l’indique, l’écrivain (1809-1852) en est à la fois le sujet et l’objet. Mais ce n’est en rien un biopic de plus, ni même un biopic tout court. Si le générique prend soin de préciser que le scénario est adapté de son œuvre, c’est de toute son œuvre qu’il s’agit et non d’un roman en particulier. Son univers intérieur et le monde qu’il a recréé plutôt que sa vie, ce qui est bien plus intéressant.

En 1829, Nikolaï Gogol, jeune fonctionnaire de la Troisième Section d’un ministère à Saint-Pétersbourg, autrement dit greffier pour la police politique (fonction que l’écrivain exerca vraiment) souffre de crises d’épilepsie si intenses qu’elles l’empêchent de travailler normalement et qu’elles le poussent à brûler en autodafé ses premiers écrits littéraires. Heureusement pour lui, elles ont un effet collatéral qui le fait remarquer de l’enquêteur dont il est le scribe appliqué : il a des visions qui pourraient se révéler fécondes et même décisives pour l’élucidation de crimes jamais résolus. Féconds sont ses cauchemars et plus encore ses fantasmes. Aussi l’enquêteur Yakov Guro le prend-il sous son aile et l’emmène-t-il au village de Dikanka, le jeune Gogol le suivant comme son ombre, son écritoire retenu par des bretelles contre le ventre ; des meurtres rituels y sont commis sur lesquels la population se tait, les paysans confits dans leur ignorance et les notables dans la corruption, tous coupables du pire péché qui soit à ses yeux (la stupidité sous toutes ses formes), chacun craignant que des étrangers viennent fouiller dans des secrets qui les lient tous.gog1

C’est peu dire qu’on est entrainé dans l’étrange dès les premières images pleine de brouillard, de fumées et de chevauchées en forêt, de sorcières, d’apparitions, de sorcellerie. Une atmosphère troublante, des situations déconcertantes, des dialogues parfaitement vissés, le tout servi par une prise de vues nerveuse, une nappe nocturne envoûtante d’où émane une lumière bleue qui fait la signature de la série. On n’y retrouve pas seulement le profond mysticisme de l’écrivain ukrainien, son angoisse du Mal et son obsession du Jugement dernier : c’est toute l’ambiance grotesque et fantastique des villages de son enfance hantés par les superstitions et la pensée magique, renfermés sur leurs secrets inavouables et leurs démons, les murs maculés de signes indéchiffrables tracés en lettres de sang, qui resurgit.

De ce terreau folklorique, dont il connaissait bien les chansons et les contes grâce à sa mère, il fit la matière première et l’humus des nouvelles qui le firent connaître à ses débuts (Les Soirées du hameau qui ont d’ailleurs été également publiées sous le titre Les veillées du village de Dikanka, comme dans la série). De courtes mais denses fictions, la partie de son œuvre qui fait écho au romantisme allemand de ETA Hoffmann, un univers onirique ici restitué avec ce qu’il faut de fantastique et d’hallucinations, sans oublier la dimension comique qui est sa marque dans ses nouvelles et ses romans comme dans ses pièces. De quoi provoquer un rire qui puise au plus profond de la nature humaine mais dans ce qu’elle a de plus lumineux ; il suffit d’avoir un jour effleuré son œuvre pour avoir été frappé par sa capacité à user du burlesque pour plonger le lecteur dans l’angoisse d’un monde sans grâce et comme oublié de Dieu.

Les scénaristes de la série ont probablement puisé aussi dans le reste de l’œuvre plus tardif, notamment dans sa pièce Le Revizor pour ce qui est de la mesquinerie provinciale à laquelle ils donnent des accents franchement drôles, dans le Journal d’un fou pour les scènes de délire ou dans les Âmes mortes pour la dénonciation de la médiocrité des hommes, voire dans son texte ultime Le Manteau pour la description du fonctionnaire coincé dans les contraintes de son administration. On voit même Pouchkine passer par là à qui le jeune Gogol veut montrer ses poèmes.

gogEn touillant le tout et en focalisant sur l’acteur interprétant le jeune Gogol, ils ont réussi à donner une série parfois drôle mais le plus souvent effrayante tant l’effet produit est radical. L e diable et l’enfer ne sont jamais loin, le mystérieux cavalier au masque plongé dans le noir, au dos hérissé de cornes et aux pouvoirs surnaturels, non plus. De quoi hanter durablement les cauchemars du téléspectateur. D’autant qu’à la fin, c’est carrément gore, et même si trash que ç’en est drôle. On comprend que la critique russe ait été consternée, même si cette modernisation de l’oeuvre a le mérite de faire prendre conscience de la dimension proprement monstrueuse de Gogol.

C’est bien de Gogol qu’il s’agit même si l’on se demande parfois si l’on n’entend pas plutôt Golem. Heureusement que je l’ai vu en russe sous-titré car en anglais on entendrait plutôt « Google ». Après avoir vu la série, et afin de me défaire de son univers glauque un peu trop enveloppant, j’ai regardé quelque chose qui n’avait rien à voir : Marianne Faithfull, fleur d’âme que Sandrine Bonnaire a consacré à l’icône du Swinging London des années 60. Un documentaire bien fait où la chanteuse est confrontée à ses archives débordantes de liberté, de provocations, de drogues, de scandales, de déchéance et de renaissance quasi miraculeuse. A un moment, après sa séparation avec Mick Jagger, elle évoque ses grands moments de solitude et d’abandon de soi au cours desquels elle a eu la révélation du Naked Lunch (Le Festin nu), grand livre de William Burroughs qui a tant compté pour tant. Sauf qu’elle l’a pris au pied de la lettre…

Elle s’est ainsi retrouvée SDF pendant deux ans assise ou allongée par terre, dans les rues ou les squats de Londres, à enchainer les shoots d’héroïne. Anorexique et défoncée, elle avait fait de ce livre son projet de vie. Un jour, après s’en être sortie, elle rencontra l’écrivain à qui elle devait ce voyage qui s’annonçait sans retour. Ils se lièrent d’amitié. Lorsqu’elle lui raconta l’origine, la forme et le moyen par lesquels elle se voua à son autodestruction, elle osa lui demander : « Mais pourquoi as-tu écrit ce livre ? ». Et Burroughs de l’engueuler : « Mais enfin, je ne l’ai pas écrit pour toi ! Et de toute façon, c’est de la fiction, rien d’autre !… »

(Photos extraites du film « Gogol »)

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commentaires

1 201 Réponses pour Gogol en ses démons

JC..... dit: à

Judith, il y a une histoire officielle roumaine. Même chose pour des pays encore moins »visité » que ce territoire de création nationale récente, donc ayant besoin de mensonges vrais pour se légender !…

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