Autoédition : Zemmour et les autres feront-ils école ?
De quoi donner à méditer à l’éditeur qui m’éditait… C’est ce qu’a dû se dire Eric Zemmour en étant quitté par Albin Michel. Il ne s’est pas rendu chez un concurrent mais… chez lui afin de publier lui-même son livre paru il y a deux jours. Les 200 000 exemplaires se sont arrachés dès le premier jour, razzia annoncée par le fait que depuis quinze jours, l’ouvrage était déjà en tête des précommandes sur Amazon. Sa bonne fortune en librairie sera suivie par le monde politique, l’auteur ne cessant d’être depuis des mois le candidat le plus non-déclaré aux prochaines élections présidentielles, mais aussi par les éditeurs. Où va-t-on si tout auteur à succès se met à se passer de leurs services pour augmenter ses profits et y gagner une totale indépendance ?
Au début de l’été, après le divorce annoncé entre Zemmour et Albin Michel, les observateurs se livrèrent à un jeu de l’oie pour tenter de savoir qui publierait La France n’a pas dit son dernier mot auquel l’éditeur qui l’avait sous contrat reprochait officiellement d’avoir des allures de manifeste électoral. L’intéressé mit fin au mystère en modifiant les statuts de la SARL « Rubempré » dont il est le gérant afin d’en élargir l’objet social. Ainsi il cumulera les fonctions d’auteur et d’éditeur. Pour n’être pas confondu avec les milliers de sans-grades qui se sont jetés ces dernières années dans l’autoédition dans le fol espoir de vendre des dizaines d’exemplaires de leur recueil de poèmes, il préfère parler d’autopublication. Ce qui revient sensiblement au même.
Les droits de ses anciens essais continueront à être exploités chez Albin Michel (on a tendance à l’oublier mais un livre appartient toujours à son éditeur et non à son auteur). Selon ses confidences au site ActuaLitté à propos de son nouveau livre, il l’a aussi conçu sur un mode autobiographique puisqu’il va jusqu’à évoquer son propre rôle dans l’histoire immédiate du déclin français : « ce sera mes Choses Vues à la manière de Victor Hugo », excusez du peu (autant dire que l’éditeur en lui se prend déjà pour Gaston Gallimard). La diffusion et la distribution, nerfs de la guerre, ont été par lui confiées à Interforum, qui appartient à Editis, holding du groupe éditorial racheté par Vivendi dont Vincent Bolloré, propriétaire de Cnews où Zemmour officiait encore tous les soirs jusqu’à la semaine dernière, est le principal actionnaire. La boucle est ainsi bouclée.
Celui qui se publie lui-même récupère une part enviable de la répartition du prix d’un livre HT ; mais du coup, il doit assumer les coûts de mise en page, d’impression et de promotion. Ce qui lui laisse tout de même une marge appréciable en sus de ses droits surtout, comme c’est le cas, lorsque le premier tirage est de 200 000. Une manière de signifier aux éditeurs qu’on peut très bien se passer de leurs conseils car de nombreuses tâches (correction, relecture etc ce qui n’aurait pas été de trop en l’espèce, une faute sautant aux yeux dès l’incipit !) peuvent être externalisées- et plus encore s’agissant de l’édition numérique, plus légère puisqu’elle se passe de l’imprimeur. Un pari que seuls des auteurs jouissant d’un vaste et fidèle public peuvent se permettre de tenter (Zemmour devrait au moins doubler ses profits par rapport à l’époque où Albin Michel le publiait). De quoi bousculer une vérité que l’on voudrait intangible : il en va de l’édition comme de la psychanalyse car il est aussi illusoire de s’éditer que de s’analyser. Le regard critique et l’expertise professionnelle se doivent d’être extérieures.
Eric Zemmour n’est pas le premier. Joël Dicker, dont les qualités d’entrepreneur ne sont plus à démontrer, ne s’est pas contenté d’associer son image à Peugeot-Citroën, Piaget et à la compagnie aérienne nationale Swiss, ou de racheter avec un ami la chocolaterie du Rhône à Genève : depuis 2013, il s’autoédite, ou plutôt s’autoproduit tel une rockstar, à travers sa propre maison Moose Publishing (distribuée par Interforum, décidément). Renaud Camus ne publie plus ses livres chez Pol ou Fayard mais, depuis 2012, « chez l’auteur ». Une grande partie de son abondante bibliographie peut être achetée sur son site soit en édition papier brochée et imprimé à la demande, soit sous forme de crédit de lecture en ligne. En publiant en 2010 son vingt-huitième livre L’Homme qui arrêta d’écrire « en antiédition », c’est-à-dire à son propre compte, Marc-Edouard Nabe a franchi le cap de même que Marco Koskas, également édité par ses soins après l’avoir été dans de grandes maisons ; les deux n’en ont pas moins réussi à faire sélectionner leurs livres par le jury Renaudot.
Pour s’y être lancé trop tôt il y a vingt ans, le romancier américain Stephen King s’était planté en prenant le contrôle total de l’édition électronique de The Plant, l’un des rares fiascos de sa production. La notoriété n’est pas toujours une garantie. S’agissant de Zemmour, on est déjà fixé. Riad Sattouf, l’auteur multicélébré de l’Arabe du futur, vient de quitter son éditeur Allary pour se publier désormais dans sa propre maison Les Livres du futur. Feront-ils école ?
(Photos Xavier Miserachs et Séverin Mouyengo)
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