En attendant Cecilia
Il n’y pas que Godot qui se fasse attendre. Lorsque l’être aimé se fait attendre, on s’en remet plus naturellement aux Fragments d’un discours amoureux : solennité du moment, perte du sens des proportions, mise en place d’une scénographie, angoisse d’attente, reproches virant à la colère, hantise de la sonnerie du téléphone, assignation à l’immobilité dans un lieu, crainte du malentendu, sentiment d’irréalité… On retrouve un peu du Roland Barthes des Fragments d’un discours amoureux, du moins dans ce que ses observations ont d’universel et d’intemporel, dans Tes pas dans l’escalier (Tus pasos en la escalera, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, 256 pages, 22 euros, Seuil ), le dernier roman d’Antonio Munoz Molina (1956, Úbeda, Jaén).
Un appartement en plein coeur de Lisbonne. Un homme sans importance récemment licencié par son entreprise, attend sa femme Cecilia en compagnie de leur chienne Luria. L’emménagement est récent, aussi met-il à profit ses heures d’attente pour en peaufiner la décoration et mettre une ultime touche aux moindres détails. L’écrivain arrange son roman à la manière du narrateur agençant sa nouvelle maison- et inversement. Il aménage l’esthétique de leur quotidien. C’est d’autant plus important que son antihéros est un solitaire qui a besoin de se tenir à une certaine routine et de se consacrer à des tâches domestiques pour conserver son équilibre. A cet égard, ce roman est aussi un éloge permanent de la beauté que peut receler la vie ordinaire dès lorsqu’on s’y attarde. De quoi illustrer sans forcer une fameuse réflexion de Pascal :
« J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.( Pensées, 139 « Divertissement », 1669.)
A ceci près que l’homme pascalien n’attend rien alors que le narrateur du roman guette des pas dans l’escalier- et des pas qui se font espérer. Sa femme, neurologue spécialisée dans les troubles de la mémoire associée à la peur et aux traumatismes dans un laboratoire en lien avec le Pentagone, est retenue, accaparée par les décharges électriques qu’elle fait subir aux rats blancs et aux limaces histoire de voir le souvenir qu’elles en conservent. Elle le fait attendre, activité dont Roland Barthes disait :
« Prérogative constante de tout pouvoir, « passe-temps millénaire de l’humanité. »
Tout parait calme, si apaisé, si lent par rapport à la ville qu’ils ont quittée comme on fuirait une cité à la veille de la fin du monde, le Manhattan du 11 septembre encore plus frénétique, angoissé, hystérique qu’à l’accoutumée. Lisbonne se prête effectivement mieux à l’attente de l’apocalypse que New York qui semble déjà et de longue date y vivre en permanence. Au moins, quand elle embrasera le Portugal, ça surprendra. Il a tout le temps de se projeter dans ce qui sera leur nouvelle vie en se créant de nouveaux repères ou en ressuscitant d’anciens. L’auteur le reconnait : c’est l’histoire d’Ulysse et Pénélope, mais inversée. Quelques livres lui tiennent compagnie pendant son attente : les carnets de bord du capitaine Cook pendant son absence, l’histoire du tremblement de terre de Lisbonne de 1755 qui impressionna si puissamment Voltaire. Le changement climatique augmente l’inquiétante étrangeté de l’atmosphère. De plus en plus de tiques, de moins en moins de lucioles
Au bout de vingt pages, on se dit qu’Antonio Munoz Molina ne prétend tout de même pas nous embarquer pendant 52 chapitres intemporels à attendre avec lui la dissipation de l’absence ; ca ne tiendra jamais avec une histoire aussi fragile car on comprend vite que tout arrive sans qu’il ne se passe rien. C’est fou tout ce qui peut advenir dans un roman aussi immobile. Une apparente dystopie mais pas dans l’absolu. C’est justement la réussite de ce huis-clos littéraire à la première personne du singulier dont le temps est le personnage principal et la musique des silences, la bande originale. On gagne à le lire d’un trait. Le lecteur pressé se perdra à imaginer que c’est un roman sur rien alors qu’il regorge de réminiscences. Celles d’un antihéros à la recherche éperdue de traces du passé pour s’y sécuriser et pour méditer sur la vie de couple, l’un des axes de ce grand livre de la solitude que s’est voulu Tes pas dans l’escalier (quel beau titre simenonien, soit dit en passant). Munoz Molina, qui ponctue in fine la plupart de ses phrases à l’oral par un « non ? », est un homme qui doute. Il y a de quoi avec une femme aussi mystérieuse que la sienne, toujours prête à lui opposer qu’il n’est rien qui ne soit un effet d’optique et que dans la vie, tout est mirage.
Il est de ceux pour qui la mémoire est la matière première de l’écriture littéraire, autrement dit de toute fiction. C’est peu dire qu’ici son narrateur en use, tout enfermé qu’il est dans sa bulle. Jusqu’au vertige ! De quoi conférer un halo hypnotique à son monologue qui résonne parfois dans un silence toxique. Passionné de Montaigne, de Robinson Crusoé et du capitaine Nemo, il entend faire de l’attente un art. Les messages de son enregistreur téléphonique sont autant de cailloux abandonnés là comme des repères dans ce monde qui en est dépourvu. On se demande parfois si on est dans Alfama ou dans Greenwich Village. Quant au narrateur, grand nomade sédentarisé, qui a remplacé le jogging le long de l’Hudson par la promenade le long du Tage, il est aussi paumé que nous. Mais lui, c’est encore pire car sa chienne paresseuse, fan d’Ornette Coleman et de Ligeti, est à l’égal de son maitre une contemplative.
Il n’arrête pas d’attendre perdu dans son obscurité intérieure et nous, pauvres lecteurs enchantés par cette servitude volontaire car le roman ne se lâche pas, nous attendons avec lui, nous sommes ses compagnons d’espérance dans le jardin suspendu de l’attente infinie. Peut-être après tout s’égare-t-il en plein fantasme dans un certain délire, et nous avec lui, même lorsqu’il nous embarque dans sa déambulation poétique au coeur de cette Lisbonne qu’il dit plus propice que d’autres villes à la quiétude. Celle-ci n’est pas un simple décor mais un élément-clé de l’histoire. Il en nait un certain malaise malgré la richesse et la fluidité de sa prose. Il s’en dégage une musicalité qui, de l’aveu même de son auteur, est inspiré de celle To the Light House (Vers le phare, Au phare, La promenade au phare, c’est selon, de Virginia Woolf.
Ce n’est pas la moindre qualité de ce thriller psychologique qui nous mène à nous interroger vraiment en fin de parcours sur la réalité de cette attente dans la mesure où, manifestement, son narrateur simenonien (Munoz Molina m’a dit avoir lu et admiré presque toute l’œuvre de Simenon, tant les romans durs que les enquêtes de Maigret) replié sur lui-même, perd pied progressivement et commence à s’éloigner du réel jusqu’à ne plus contrôler la réalité. Ce que c’est que de s’en être retiré (retired dit-on en anglais) sinon reformado comme disent les Portugais pour désigner les retraités. Quant à la fin du monde, rassurez-vous et ne vous hâtez pas de chercher la meilleure ville pour l’attendre : avec la crise climatique et ses débordements, elle est partout permanente. Celle-ci existe bien mais cet homme, et cette femme, et cette chienne ? L’existence de Lisbonne est vérifiable comme l’est la puissance d’envoûtement de ce roman à la maitrise impressionnante. Le reste…
(Photos Gérard Castello-Lopes)
1 216 Réponses pour En attendant Cecilia
Je pense à ceux qui ont dit hourra Hourris, entre pleurnicheries et pamoison morbide, et là, plus rien, nichts, que dalle. Plus personne pour causer de la langue.
Si Mme Daoud perd tous ses clients, ce qui va inévitablement se produire, les vieux maniaques , des no life en desherence alcoolique sur ce blog, constituent une alternative,
Eels – Novocaine For The Soul
Lisant Cé.sar Ai.ra (« Ideas diversas »), qui cite John Eve.lyn, je viens de me rendre compte (si mes recherches sont bonnes) qu’il n’a jamais existé de traduction française ou espagnole de son « Journal », contrairement à celui de son ami Samu.el Pe.pys, qui a été traduit autant en français qu’en espagnol.
Bizarre…
Étrange: c’est le mot Sam.uel qui ne passait pas dans mon message antérieur.
Je ne sais pas si quelqu’un a mis déjà cette étonnante vidéo:
Gloire au Reggae
Corne D’auroch
Tom Waits – « The Return Of Jackie And Judy »
Fidelio
des no life en desherence alcoolique sur ce blog, constituent une alternative,
Le premier sujet traité pourrait être moi aussi je viole l’intimité d’une femme comme dit supra.
Psychiatre ce n’est pas psy.
C un sacré cran au dessus.
La rosse aussi, bonne cliente pour la psychiatrie. D’ailleurs elle a raconté ici avoir déjà épuisé deux psychiatres , et se sert de ce blog comme d’un divan, pour raconter sa vie. A l’aise, et « sans tabou « , la rosse.
PSYCHIATRIE ANALYTIQUE
On a tous besoin d’un divan.
No problem…
IKEA est là pour ça !
(…Kremlin et White House sont déjà équipés…)
DELIRE ARTISTIQUE
« Une banane proclamée œuvre d’art vendue 6,2 millions de dollars à New York
Son acquéreur a promis de «manger la banane pour en faire une expérience artistique unique et honorer sa place à la fois dans l’histoire de l’art et de la culture populaire». » (Le Figaro)
Euh, non ! …Rien.
On avait déjà vu un prix Goncourt attribué par deux fois à un même écrivain , et voilà qu’en 2024, on a un Goncourt pour deux, comme un fauteuil.
Le président de l’Academie Goncourt dit n’avoir « aucune déclaration à faire, n’ayant pas les moyens d’investiguer sur cette affaire ».
Sans que l’on comprenne bien quelles investigations pour quelles conséquences.
Mais il a raison, si cela signifie qu’il faut laisser la justice avancer, d’où l’expression, sage : il est urgent d’attendre.
« Son acquéreur a promis de «manger la banane pour en faire une expérience artistique unique et honorer sa place à la fois dans l’histoire de l’art et de la culture populaire». »
Sachant que la banane a été présentée et vendue pour 120 000 dollars par la galerie Perrotin lors de la foire Art Basel Miami Beach en 2019, elle doit être pourrie à ce jour !
Bonne journée
Cher renato, ces bananes d’artiste ont la vie dure. Elles sont comme ces chrétiens qui croient à la vie éternelle et ne vieillissent jamais…
Hip ! Hip ! Hip ! Houris !!!
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