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Enfin, deux écrivains s’empoignent avec l’Indochine française !

Enfin, deux écrivains s’empoignent avec l’Indochine française !

On ne dira pas que la guerre d’Indochine (1946-1954) obsède nos contemporains. Elle est nulle part quand la guerre d’Algérie est partout. Aussi il est remarquable qu’elle ait inspiré à deux anciens lauréats du prix Goncourt la trame de leur nouveau livre. Moins le conflit lui-même que l’Indochine française. Une sortie honorable (199 pages, 18,50 euros, Actes sud), le récit d’Eric Vuillard (Lyon, 1968), s’ouvre sur une inspection du travail dans une plantation Michelin d’hévéas en proie à une « épidémie de suicides » en Indochine en 1950 au lendemain du massacre de deux colonnes de l’armée française dans la jungle de Cao Bang. Le ton est donné : comme les autres à la même époque, cette bataille est présentée comme ayant été livrée à seule fin de protéger les intérêts capitalistes des sociétés anonymes de charbonnages.

Le récit s’organise en un double mouvement d’appropriation du monde par l’empire français et de volonté d’émancipation d’un peuple ; d’autant que cette guerre est double, à la fois coloniale et anticommuniste. Nul doute que pour l’auteur, la littérature se doit de refléter les systèmes de domination, la violence sociale et la concentration du pouvoir à l’œuvre dans le colonialisme. Il tient pour un axiome ces mots de François Mauriac dans son Bloc-notes de l’Express :

« Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable ».

De livre en livre, son ton s’est radicalisé reflétant sans précaution sa propre vision du monde. Il creuse son sillon de livre en livre sans que l’on ait réussi à définir sa manière jusqu’à ce que le critique de Libération Philippe Lançon y parvienne récemment avec une acuité remarquable à propos de celui-ci en le définissant comme « un pamphlet romanesque ». Eric Vuillard s’affranchit désormais de toute prudence ; il s’autorise volontiers des « on raconte que… » dans une suite de scènes cousues entre elles par une écriture étincelante. Sous sa plume, les personnages historiques sont des êtres de chair et de sang ; on les entend respirer, on les voit suer. Mais il ne cherche plus à dissimuler le mépris que lui inspirent la classe politique, la grande bourgeoisie, les banquiers, les militaires, les notables. Le député Pierre Mendès France, central dans le livre car il est celui qui veut négocier avec le Vietminh, est des rares à bien s’en tirer ; il lui doit d’ailleurs le titre de son livre, l’expression « une sortie honorable » ayant été utilisée par lui dans son discours  du 19 octobre 1950 à l’Assemblée).

Ses portraits systématiquement à charge dès qu’il s’agit de politiques ou de militaires (Edouard Herriot qui préside l’Assemblée nationale, De Lattre de Tassigny haut-commissaire en Indochine, le général Navarre qui lui succèdera comme commandant en chef, le général Castries commandant du camp retranché de Dien Bien Phu) sont d’une ironie mordante- non sans excès (l’endogamie des dynasties capitalistes réduite à « l’inceste » !). Il a le goût de la pointe assassine avec un minimum de moyens quand Pierre Lemaitre (Paris, 1951) se confirme comme un fresquiste formé dans la grande tradition du feuilleton du XIXème. Mais l’un et l’autre ont la passion du détail ce qui rend leur liberté de ton encore plus savoureuse et édifiante.

D’ailleurs, pour l’un comme pour l’autre, un jour un détail a suffi à les lancer dans leur projet : pour Lemaitre, la lecture d’une page manuscrite de Zola projetant dès le début avec titres à l’appui les dizaines de milliers de pages de la suite ; pour Vuillard, le visionnage d' »Enfants Annamites ramassant des sapèques devant la pagode des dames« , une prise de vues d’une minute et quinze secondes des frères Lumière. Dans une cas comme dans l’autre, il y avait là de quoi produire un choc suffisant pour les engager dans leur écriture. Ils ne sont jamais mieux à leur affaire que lorsqu’ils écrivent dans un pli de l’Histoire, de plain-pied dans un réel à l’échelle des hommes et non des idées, des institutions ou des grands événements. Peu d’écrivains maitrisent comme eux l’art du pas de côté. Leur vision du monde passé en est nécessairement décalée, ce qui la rend d’autant plus indispensable.

Après sa trilogie des Enfants du désastre, sa nouvelle saga Le grand monde (586 pages, 22,90 euros, Calmann-Lévy), articulée autour des Trente glorieuses (1945-1975) vues à travers l’histoire d’une famille, est un ample et vaste roman d’aventures rendu formidablement vivant par son sens du dialogue. Si son admiration pour l’Eugène Sue des Mystères de Paris ne faiblit pas, son ambition l’élève vers Zola qui osait (car il fallait oser !) imaginer une saga romanesque en 20 tomes dès les premiers élans des Rougon-Macquart. Ses personnages s’inscrivent parfaitement dans l' »Indo », reflet aigu de la société française de l’époque. Dans ce premier volume qui s’élance en 1948, Saïgon s’impose en personnage principal à côté du jeune Etienne Pelletier. Employé à l’Agence indochinoise des monnaies (nom romanesque d’un organisme qui a vraiment existé), cela-ci se retrouve au cœur du scandale du trafic des piastres, cette unité monétaire de l’Indochine française dont les transferts avec la France à coups d’importations fictives et de fausses factures, permettront à des milliers de gens de s’enrichir à partir de la différence de cours dans le taux de change sur le dos des contribuables. Le capitalisme local se gavait du système ; mais le Vietminh, pour s’équiper en armement, s’était infiltré dans le système : 

« Dans la guerre qui les opposait, la France, sans le savoir, finançait le Vietminh ».

Pierre Lemaitre raconte mais ne juge pas. Même s’il a au moins un point commun avec Eric Vuillard : le rappel que les tirailleurs maghrébins et noirs formaient l’essentiel de l’armée française en Indochine. Ainsi accorde-t-il une valeur symbolique à une colonne composée de Marocains, de Tchadiens, de supplétifs vietnamiens et de membres de la secte Siêu Linh :

« Ce manque d’unité symbolisait assez bien cette guerre dans laquelle la France avait à peu près tout tenté sans presque rien réussir et se voyait condamnée à improviser en permanence face à une volonté politique mouvante comme les eaux d’un arroyo et avec des moyens qu’il était nécessaire de trouver sur place dans des conditions parfois illégales et toujours acrobatiques ».

L’exactitude historique les laisse tous deux également indifférents quand le sens de l’Histoire demeure leur grand souci. Eric Vuillard fait l’impasse sur ses sources que l’on doit découvrir ailleurs que dans son livre : outre les compte rendus des débats parlementaires et la presse de l’époque (surtout le bloc-notes de François Mauriac dans l’Express auquel il doit beaucoup), La conquête de l’Indochine (1934) dAuguste Thomazi où il a trouvé chez les soldats français un rire méprisant qui sous-estime les Indochinois et ce rire lui a suffi pour se lancer ; ou encore un Guide de l’Indochine (1923) dont les conseils aux voyageurs reposent sur un vocabulaire de commandement dont toute politesse est absente. En tête d’une bibliographie de plusieurs pages où des romanciers (Bodard, Lartéguy, Hougron) coudoient des historiens (Dalloz, Ouillon, Josse), Pierre Lemaitre, quant à lui, remercie Camille Cléret, jeune historienne spécialiste d’histoire sociale du politique, en précisant :

« Elle m’a notamment signalé toutes les licences que je prenais avec l’histoire. A partir de quoi, j’ai pris mes risques ».

Ce qui pourrait être le bréviaire de tout écrivain lorsqu’il s’empoigne avec l’Histoire.

(« Mme Paul Doumer et sa fille distribuant des sapèques aux Annamites », 1900, collection Lumière; Autres photos D.R.)

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