
Fallait-il protéger Patricia Highsmith contre elle-même ?
Faudra-t-il désormais s’assurer que les mémoires, carnets et journaux publiés à titre posthume sont livrés avec ou sans filtre par égard pour la santé mentale de ceux qui abuseraient de leur lecture ? La question se pose en découvrant les passionnants Ecrits intimes 1941-1995 (traduction de Bernard Turle, 1034 pages, 35 euros, Calmann-Lévy) de la romancière Patricia Highsmith (1921-1995). A sa mort, en cherchant des nouvelles inédites dans le bureau, son exécuteur testamentaire Daniel Keel et son éditrice Anna von Planta trouvèrent finalement dans la penderie, planqués derrière des draps, 56 volumes contenant 18 journaux intimes et 38 carnets. Soit quelque 8000 pages on ne peut plus personnels et inédits.
Une mine qui permet enfin de lever une partie du voile sur ses ambiguïtés. De toute évidence, ce trésor en regard de l’histoire littéraire exigeait d’être condensé pour des raisons commerciales afin d’aboutir à un seul volume fut-il particulièrement lourd et épais. Par prudence et dans l’intérêt des familles, étant donné la sexualité débordante de l’auteure qui ne se refusait rien et surtout pas une femme mariée, il fut donc émondé de ses répétitions et de ses indiscrétions. Mais pas seulement.
Notoirement alcoolo-tabagique, la talentueuse Mrs Highsmith était surtout paranoïaque et sociopathe. On la déjà savait odieuse : on la découvre de surcroit raciste et antisémite. Non par idéologie mais de manière obsessionnelle. Les seuls pour qui ce n’est pas une découverte sont ceux qui l’ont fréquentée et les lecteurs de langue anglaise qui ont eu la curiosité de lire sa biographie par Johann Schenkar ou Richard Bradford. Ce qui n’allait pas de soi car elle ressemblait à la maison où elle avait choisi de finir ses jours : « une forteresse hostile et austère » comme le remarque Anna von Planta. Dans la même note en liminaire de ce recueil, son éditrice de longue date précise :
« Avec l’âge, ce n’est plus seulement le vocabulaire de Pat qui, à l’occasion, peut paraitre offensant, amer et misanthrope. De temps à autre, ses opinions le sont aussi. Mais ce n’est que dans certains cas extrêmes que nous avons jugé de notre devoir de refuser à Pat le droit de s’exprimer comme nous le faisions quand elle était encore en vie. Il est difficile de comprendre les raisons de son amertume, notamment dans le cas de son antisémitisme de plus en plus marqué… ».
Et de rappeler qu’elle n’en avait pas moins des amis et des amantes juifs (air connu). Outre que l’on se demande alors de quel « droit », justement, et quelles sont les limites du « devoir » posthume d’un éditeur vis-à-vis de son auteur, ne peut-on faire confiance à l’intelligence des lecteurs et les laisser juger par eux-mêmes ?
Reste tout de même une cinquantaine d’occurrences antisémites dans ce millier de pages, et un certain nombre de remarques racistes, un peu comme le coiffeur laisse quelques poils blancs sur les favoris d’un homme lorsqu’il teint ses cheveux en noir. N’empêche : c’est la première fois qu’on en lit sous sa plume (pour la réédition de Carol en 1990, le principe de précaution avait prévalu puisqu’elle avait demandé à ce que l’on remplace negro par black). Pour les Ecrits intimes, la décision vient de l’éditeur zurichois Diogenes, détenteur des droits mondiaux de l’œuvre. Elle s’applique à tous les éditeurs de son livre dans le monde. L’écrivain n’ayant pas explicitement laissé de consignes quant au destin de ce journal, elle avait encore moins demandé à ce que son manuscrit soit ainsi censuré. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Et dans quel autre but que de protéger son image ! Dérisoire en un temps, le nôtre, où tout se sait hic et nunc.
Quand Jean-Jacques Pauvert le faisait en 1976 en expurgeant les pages plus immondes des Mémoires d’un fasciste de Lucien Rebatet, ce n’était pas pour le protéger mais pour se protéger, lui l’éditeur, de poursuites en justice qui auraient pu interrompre la diffusion du livre et lui en faire subir, à lui l’éditeur, le préjudice économique. Lorsque dix ans après Grasset caviarda sur le manuscrit du Journal de feu Matthieu Galey les passages mettant en cause des auteurs de la maison et des membres des jurys littéraires, c’était pour protéger les intérêts de l’éditeur. Mais avec les écrits intimes de Patricia Highsmith, il s’agit de protéger une auteure contre elle-même, contre ses excès autodestructeurs, contre les effets de sa violence. Lui éviter de salir son image et sa réputation sans lui demander son avis, et pour cause, au mépris de sa propre vérité, crue et non aseptisée.