Intraductibilités sonores
Dans son essai intitulé Peut-on lire Pascoli en français aujourd’hui ? Jean-Charles Vegliante, poète, traducteur et professeur émérite à la Sorbonne-Nouvelle, se demandait si l’œuvre de Giovanni Pascoli, poète italien de la seconde moitié du XIXèmesiècle, avait une « chance d’être lisible comme texte : suite écrite, parole poétique, discours original déchiffrable et recevable, en français aujourd’hui. (…) » Les recherches de Vegliante ont mené à la rédaction d’un large choix de poèmes de Pascoli, réunis sous un titre qui renvoie sans ambiguïté au noyau de sens susceptible d’échapper à la raison lors de la lecture d’un texte poétique : L’impensé la poésie (Choix de poèmes 1890-1911, présenté et traduit par Jean-Charles Vegliante, éd. Mimésis)
Grand précurseur de la modernité poétique en Italie et chantre de l’identité transalpine, Giovanni Pascoli a longtemps fait l’objet de résistances littéraires en France. Pourquoi son œuvre est-elle si peu répandue ? Il semblerait que les traductions proposées jusqu’à ce jour aient souffert de la simplication excessive d’un langage polyphonique, essentiellement fondé sur une incroyable richesse phonétique et dialectale, tout orienté vers les sons de la campagne qu’il s’efforce de faire vivre. Outre sa propension à imiter les sons du monde rural, la poésie de Pascoli s’appuie précisément sur le plurilinguisme d’une nation italienne en plein processus de construction culturelle. Après l’anthologie de 1965 réalisée par Edmond Barincou, qui révèle difficilement le mysticisme nostalgique de celui qui est volontiers considéré de l’autre côté des Alpes comme le « Rimbaud italien », Jean-Charles Vegliante a relevé le défi d’une traduction renouvelée : son travail témoigne d’un véritable souci de restitution sonore et musicale, accompagné de réflexions sur le langage poétique de Pascoli.
Son œuvre, qui fait amplement appel aux ressources musicales de la langue italienne – ou faudrait-il plutôt dire de la langue italienne indissociable des régionalismes de l’Émilie-Romagne natale de Pascoli – pose plusieurs problèmes de traductibilité, pourtant essentiels à « dépasser » si l’on veut chercher à faire comprendre au lecteur français toute la question métaphysique et pascolienne de l’au-delà de la mort, ce que Vegliante dénomme avec beaucoup de justesse « un monde loin, ‘en avant’ (…), Un impensé fécond, qui aspire à être interprété. » .
Dans le poème intitulé « L’assiuolo » (« Le petit-duc »), Pascoli écrit « sentivo un fru fru tra le fratte » – avec l’emploi d’une allitération en « f » qui fait écho dans le texte, et suggère, voire imite le bruissement des feuilles à l’heure nocturne où les pensées du poète prennent une coloration funèbre – un vers restitué par Jean-Charles Vegliante par « j’entendais un froissement d’yeuses », qui crée en français une nouvelle double allitération, en « f » et en « s ». Le maintien de cette tournure onomatopéique permet de laisser à Pascoli, même en français, le statut de déchiffreur du langage de la nature qu’on lui prête volontiers en Italie.
Le titre du poème reprend le nom italien du hibou petit-duc ; le vers monosyllabique qui clôt chaque strophe utilise cependant le nom régional du rapace, à savoir « chiù ». Le vers est, de surcroît, suivi de points de suspension qui suggèrent l’installation d’un long et inquiétant silence, probable image auditive pour signifier le néant de la mort. Le traducteur a ici opté pour un calque de la prononciation – « kyou » – qui permet, à défaut de conserver le régionalisme original – de donner corps à la sonorité originale, qui peut elle-même renvoyer au cri du hibou. C’est ainsi que Jean-Charles Vegliante parvient à « faire entendre » les voix intraduisibles de la nature, poétiquement conçues comme des créations verbales.
Mais les sons ne constituent pas l’unique source d’« intraductibilité » au cœur de la poésie de Pascoli. Plus généralement, cette écriture pose le problème des ‘voix’, qu’il s’agisse des voix de la nature ou de celles d’outre-tombe. Le poème « La voce » (« La voix ») suggère que l’auteur entend, la nuit, la voix de sa mère décédée qui l’appelle par le diminutif de son prénom : « Zvanî ». La difficulté de la traduction découle ici de la familiarité et de la dimension phonétique du surnom, directement emprunté au dialecte romagnol. Comme dans « Le petit-duc », on retrouve un son monosyllabique qui, bien qu’il ne constitue pas un vers à part entière cette fois-ci, revient en fin de strophe comme un refrain. De même, la présence de points de suspension fait encore écho à un silence angoissant, métaphore vraisemblable, une fois de plus, de l’au-delà.
Pour ce cas de figure, Vegliante a choisi de conserver une transcription à la lettre du surnom : si le jeu de mots quasi-homophonique avec « svanì », la troisième personne du singulier du verbe « svanire » (« s’évanouir ») disparaît, privant le poème d’une allusion très touchante à l’aspect éphémère des voix intérieures qui surviennent involontairement, le traducteur a néanmoins décidé de montrer en français toute l’affection de la figure maternelle, intrinsèquement liée à une note musicale romagnole : c’est peut-être là la mission essentielle du traducteur : rendre « audible » la littérature étrangère.
ROMEO FRATTI
(« Roméo Fratti et Giovanni Pascoli » photos D.R.)
4 Réponses pour Intraductibilités sonores
Très belle méditation sur le souffle de ce poète, qui sert de clé pour entrer dans le monde de la poésie. Vous n’êtes pas loin du questionnement de Pierre Assouline quant à la traduction des poèmes de Rilke. « Lire Rilke, c’est d’abord prêter l’oreille ».
Nonobstant la préface d’Agamben Il fanciullino n’a pas trouvé son traducteur. Dommage.
Grand merci pour ce compte rendu, que je découvre tardivement en faisant une recherche sur l’immense poète PASCOLI. Quel dommage que nos grands « critiques » français n’aient pas compris l’importance et la nouveauté de la lecture de Vegliante (et entre autres, la signification du titre splendide « L’impensé la poésie »… c’est ainsi, les Italiens disent : « Tanto passa il convento » (autrement dit, c’est notre maigre pitance) – je parle bien sûr des absences criantes sur papier). Heureusement, il y a encore quelques sites vaillants, comme le vôtre.
Cordialement,
M.
La revue « Phaéton » vient de publier la première recension sur papier de ce livre. Il était temps !
Elle est accompagnée d’une nouvelle traduction (inédite) du même Vegliante, la célèbre « Digitale purpurea » (poème difficile, mystérieux, vénéneux)…
Il y a encore quelques éditeurs courageux.
Cordialement,
M.
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