
Les moments de vérité d’Eric Vuillard
Il y a comme ça des écrivains qui ne laissent pas respirer leurs fidèles lecteurs. A peine achevé, digéré, loué leur dernier livre qu’un autre arrive. Assez bref en principe, sinon on ne voit pas comment cela serait possible. Généralement les chroniqueurs rechignent à y revenir trop tôt et trop vite de crainte de lasser les abonnés. Sauf exception. Faut-il qu’elle s’impose pour que je vous parle à nouveau d’Eric Vuillard après avoir dit ici-même le 27 janvier dernier le plus grand bien de ses récits historiques, bijoux littéraires qui s’attaquent à l’Histoire non avec une grande hache pour tailler dans la masse des évènements mais avec des ciseaux à isoler finement les détails et en disposer par petites touches afin de révéler la même chose que les autres mais autrement.
Pas de scoop à attendre de la méthode Vuillard. Pas de forage d’archives inédites sous cette patte-là (encore que l’exploration d’une photo inconnue du chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg soit pleine d’enseignements). Pas de témoignages inconnus révélés par cette signature. Juste un changement de focale, une autre manière de poser la lumière. Ca ne modifie pas tout mais juste assez. Et ça commence cette fois dès le titre L’ordre du jour (150 pages, 16 euros, Actes sud) à double sens. De quoi s’agit-il ? De la réunion du 20 février 1933 au palais présidentiel du Reichstag à Berlin, qui mit en présence de Goering vingt-quatre personnages en quête de hauteur qui vont sans tarder aller de renoncements en abaissements.
Ils ont nom Albert Vögler, Gustav Krupp, Wilhelm von Opel, Günther Quandt, Friedrich Flick, Ernst Tengelmann, Fritz Springorum, August Rosterg, Ernst Brandi, Karl Büren, Günther Heubel, Georg von Schnitzler, Hugo Stinnes Jr, Eduard Schulte, Ludwig von Winterfeld, Wolf-Dietrich von Witzleben, Wolfgang Reuter, August Diehn, Erich Fickler, Hans von Loewenstein zu Loewenstein, Ludwig Grauert, Kurt Schmitt, August von Finck, Dr Stein. Autrement dit la fine fleur de l’industrie et de la finance allemandes. Ils sont BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken…
Leur nom suffit à incarner et représenter la marque. La longue attente de leur nouveau patron dans l’antichambre est déjà un morceau d’anthologie à savourer ligne à ligne. De l’art de soumettre les puissants. Ils ont été convoqués pour soutenir le nouveau régime sans réserve et banquer en conséquence. Car il lui faut lever des fonds pour financer sa campagne pour les élections législatives de mars 1933 qui allaient donner 43,9% des suffrages exprimés au parti national-socialiste (NSDAP) du chancelier Hitler. L’accommodement sans réserve et l’inquiétante faculté d’adaptation de ces barons du capital sont au cœur de la réflexion d’Eric Vuillard. La guerre, qui n’est pas racontée, demeure en toile de fond, tel un fil invisible tendu entre 1933 et 1945, les deux pôles du récit.
Seuls lui importent les moments de vérité. Des détails authentiques généralement absents des récits historiques, que l’auteur ne méprise pas plus qu’il ne méprise les anecdotes dès lors qu’elles sont signifiantes, persuadé que « les grandes catastrophes s’annoncent à petit pas » : une toux caverneuse, le cliquetis d’un capuchon de stylo, des ongles brossés pour ne faire disparaître le cambouis, une main moite qui dégrafe un faux-col, un mouchoir soigneusement déplié avant d’y faire sonner des trompettes. Il suffit qu’il désigne ironiquement un escalier comme « un escadrin » pour créer une ambiance. Et Ribbentrop jouant sur la politesse excessive de Chamberlain en lui causant tennis à l’heure même la Wehrmacht entre en Autriche, ce pays dont les habitants sont « si impatients d’être envahis » :
« La mariée est consentante, ce n’est pas un viol, comme on l’a prétendu, c’est une noce »
Heureusement car la journée du 12 mars 1938 fut le théâtre d’un cafouillage : des pannes en série, un embouteillage de panzers sur les nationales, de quoi ridiculiser la fameuse grande armée immobilisée en grande vadrouille. La comédie au cœur de la tragédie. N’empêche que le culot paie : « le monde cède au bluff ». A Vienne, on en registre des suicides par centaines. Actuel ?
« On ne tombe jamais dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi »
Vuillard s’autorise des allers et retours jusqu’au procès de Nuremberg, réussit à introduire les dessins à l’encre de Louis Soutter et la recette de la tarte au shion, s’autorise le hors sujet, s’éloigne des preuves pour s’attacher aux traces. De quoi ajouter au caractère irréel de l’atmosphère. C’est une exploration des prémices où l’on voit des puissants glisser du compromis à la compromission. La responsabilité du grand Capital dans cette affaire a déjà été maintes fois dénoncée, mais par des historiens, moins par des écrivains. La littérature peut se permettre, à partir d’un seul témoignage, de mettre en scène les silhouettes des victimes venant hanter la conscience des maîtres dans la pénombre d’une pièce lors d’un repas de famille chez les Krupp. Ce sont là des vérités obscures.
Eric Vuillard creuse un sillon, un seul. Il tisse une même toile depuis son premier livre. Pourvu qu’il continue. C’est un privilège pour un écrivain que de connaître sa distance, et une sagesse de ne pas trop chercher à en sortir. Sur ces mentalités, si l’on veut plus long, plus profus, mais tout aussi profond, on relit Les Buddenbrook et on revoit les Damnés.
(« A la frontière germano-autrichienne le jour de d’Anschluss » photo D.R.)