de Pierre Assouline

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La République des livres

N° 107 Le canapé du cyclope

Par Jacques Drillon

L’angoisse, qui réduit le volume du monde au volume de son corps. Cette chaise, là, devient invisible, inexistante, et même parfois son propre pied, sa jambe.

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Le plaisir éprouvé à laisser croire à l’autre qu’il vous a percé à jour.

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Elisabeth de Fontenay, qui rappelle avoir perdu cinq membres de sa famille proche à Auschwitz, et qui ajoute : « Je ne m’en suis pas remise ; je m’en remets de moins en moins. »

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Friedrich Gulda, pianiste
Ses montres en or, ses poils sur les bras, sa calotte sur la tête (parfois trouée, la calotte), ses pulls en acrylique moulants, son sourire d’exhibitionniste en chasse, ses performances grotesques avec flûte à bec et clavicorde amplifié, son jazz ridicule, ses compositions épouvantables. Le film où on le voit jouer tout nu en duo avec une batteuse terrifiante, une succube, toute nue elle aussi –
Ses Beethoven électriques, d’une violence presque insupportable, ses Bach apolliniens, brillants, secs et transparents, ses Mozart tendres et incandescents, courageux et délicats, tout en boucles et traits, pleins et déliés, avec basses tragiques et chants funèbres ou souriants –
Le génie qui traverse la vulgarité sans la voir.

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L’Italie, belle même en hiver, sous la pluie, dans la brume ou la tempête.

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Les émissions de radio où les auditeurs posent des questions par téléphone aux invités, ou comment faire faire le travail de journaliste par des non journalistes.

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Darry Cowl, qui a commencé à bégayer le jour où, petit garçon, il avait été suspendu dans le vide par sa tante, du haut du deuxième étage. Une punition comme une autre, pourtant.

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Jean-Claude Carrière, qui travaillait assis au bord d’un canapé.

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Pas d’équivalent masculin à « garce ». 

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La solitude de Dieu, sans remède.

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Le champion d’échecs Timour Gareïev, qui a joué contre 48 adversaires en même temps sans voir aucun échiquier (parties dites « à l’aveugle » : on lui annonce oralement les coups joués par ses adversaires). Il a gagné 35 de ces parties, en a perdu 6 et obtenu 7 nuls (2016). Les parties simultanées à l’ aveugle sont si épuisantes qu’on les prétend dommageables pour le cerveau, et que l’URSS les aurait interdites à ses meilleurs joueurs. Certains grands maîtres retiennent très longtemps, parfois jusqu’à la mort, la totalité des coups joués pendant ce genre de parties.

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Quand on tombe sur un litchi à petit noyau.

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La douleur située habituellement d’un côté (migraine, sciatique), qui paraît plus supportable si elle change de côté.

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Le jeune Polyphème, qui se plaignait auprès de son père de ce que ses camarades se moquaient de son œil unique. Le père soupirait : « Tu me casses le bonbon ! »

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VIENT DE PARAÎTRE

On ne saurait se faire une juste idée de l’homme Gide si l’on méconnaît sa passion pour la crapette, jeu de cartes immortel, jeu de cartes nobélisable mais cruel, qu’il a pratiqué toute sa vie, et dont son amie, la Petite Dame, fut une régulière victime consentante.
De même, il a paru indispensable de colliger toutes les allusions que dans son Journal il fait au jeune adolescent nommé Victor. L’auteur de Corydon l’a rencontré en Tunisie pendant la guerre. Il focalise sur lui toute son attention, montre sa perspicacité, sa finesse, et laisse apparaître dans le même temps sa partialité, son dépit, sa petitesse de grand homme.

Du Lérot, 72 pages, 15 €, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

j.drillon@orange.fr
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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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