de Pierre Assouline

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La République des livres
N ° 114 Il y a une madeleine dans le frigidaire

N ° 114 Il y a une madeleine dans le frigidaire

Par Jacques Drillon

Les obsolètes : les manuels scolaires recouverts de papier bleu marine dans le primaire, de papier journal dans le secondaire.

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Les obsolètes : « Aller au cabinet ».

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Visite de l’un des deux chez le brocanteur. Ce que l’autre lui dit au retour :
« Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’on va faire de ça ? »

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Céline, qui se présente comme « infiniment médical, c’est-à-dire bien compréhensif de tout », mais qui s’accuse d’avoir péché « par manque de pessimisme ».

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(Suite)
« Ah il est arrivé ce Frigidaire ! magnifique, hiératique, mystique ! c’est un Temple ! Tout le monde a mis le nez dedans l’a refermé pas fier, prêt à prier ! » (Lettre du 18 août 1951)

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Le rituel des artichauts
L’assiette qu’on incline en glissant un couvert dessous, pour la vinaigrette ; les doigts qui se brûlent au contact du foin ; l’impossibilité de couper la queue, trop fibreuse ; l’impatience de parvenir au cœur ; les feuilles qui s’empilent invasivement.
Et jamais assez de vinaigrette pour aller au bout.

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Gide, absolument toqué de correction grammaticale. Relevant les fautes de tout le monde dans son Journal. « Impardonnable » ici, « inadmissible » là. Écrivant pourtant « en passant outre les interventions de la mère » (7 décembre 1942) au lieu de « passant outre aux interventions ». Oh que c’est commun ! Oh que c’est vulgaire ! Si peu gidien !

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La mairie de Paris, pourrie par l’écriture inclusive. Elle organise des promenades pour « tou·te·s marcheur·se·s », à l’exclusion des « personnes mal-marchantes ». Et précise que tel itinéraire, qui passe par l’île de la Jatte, « rendue célèbre par de nombreu·se·s peintres tels que Monet, Van Gogh, Pissaro et Sisley » permet de « randonner » sur les traces des « grands noms de la peinture qui ont été les plus inspiré·e·s ».
Plusieurs remarques s’imposent :
– dans l’orthographe « nombreu·se·s », le x de « nombreux » n’apparaît pas ; c’est injuste pour le genre masculin, d’autant plus que Monet, Van Gogh, Pissaro et Sisley sont tous des hommes
– un nom n’est pas inspiré
– un nom n’est pas inspirée non plus ; donc des noms ne sauraient être « inspiré·e·s ».
Et puis, bon, marcher sur la trace de noms…

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Un fantasme immodeste.

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Une photo pleine page dans un magazine : de face et en pied, un homme, assez laid et peu rasé, portant un blouson mal coupé qui lui fait une grosse bosse sur l’estomac, un pantalon trop ample et sans forme, qui n’est pas sans rappeler les survêtements des malades mentaux en hôpital psychiatrique, et des baskets aux couleurs fluorescentes. Le tout sur fond de mur graffité. Un clochard ? Un drogué ? Non : une photo publicitaire pour la dernière « mode homme » d’un grand couturier.

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La SNCF, qui ne déçoit jamais :

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« Soli Deo gloria », la formule que Bach inscrivait sur ses œuvres. Et qui ne signifie pas « À la seule gloire de Dieu », mais « À Dieu seul la gloire ».

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Le « palais à volonté » du théâtre classique : le décor qu’on sort des magasins quand on doit jouer une tragédie du XVIIe… La « chambre à quatre portes », le décor des comédies bourgeoises.

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Les cartons de photos développées, tirées, mais non réclamées, que les vendeurs de la Fnac jetaient une fois par an. Beaucoup de cul. On photographie, on photographie, et puis après, bof.

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(Dernière minute)

Jeff Bezos, patron d’Amazon, qui a vu sa fortune croître de 100 milliards de dollars entre 2014 et 2018 ; mais il n’est pas assez riche, apparemment, pour changer de nom.

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Le Muray de la semaine

« Plus tard, il y avait un dîner à la maison. N., L., Peter, tous naufragés, amaigris, sortant en même temps, et hagards, de mésaventures extra-conjugales lamentables (à dominante sentimentale, donc très peu réjouissante, c’est-à-dire sexuelle), comme des naufragés, ai-je observé plus tard, au lit, avec Nanouk. « Oui, on aurait dit des naufragés, ai-je répété, ils avaient tous des algues sur la tête, tu n’as pas vu ? » »

(Ultima necat, t. IV)

 

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PRO DOMO – VIENT DE REPARAÎTRE

Nous autres Français devons faire notre deuil d’une bonne part de Shakespeare. La meilleure, disent les Anglais : sa poésie. Admettons-le. Mais offrons à ce réprouvé de naissance au moins l’hospitalité d’une langue qui s’affirme haut et clair comme une vraie langue, digne de ce nom, comme une langue qui ne se prêtera pas plus à la traduction que la sienne, et qui peut-être lui sera douce dans son lointain exil. Il faut retraduire tout Shakespeare, avec courage, orgueil et patience. Rendre à ce théâtre génial sa violence et sa rapidité, y mettre tout le savoir-faire possible, en écoutant notre langue et notre voix autant que les siennes : en satisfaisant aux exigences du théâtre français. Nabokov : « Qu’est-ce qu’une traduction ? Sur un plateau, la tête pâle et flamboyante d’un poète. » Décapiter l’auteur est suffisant ; ne jetons pas le plateau.

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VIENT DE PARAÎTRE (RAPPEL)



Les problèmes parus entre 2011 et 2017 dans le Nouvel Observateur. Les Belles Lettres, 480 pages, 17,90 €

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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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