de Pierre Assouline

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Retour sur la famille communiste

Retour sur la famille communiste

Comme Rondes de nuit d’Amaury Nauroy mais dans un registre très différent, c’est le genre de livre naturellement éclipsé par la rentrée littéraire car hors-normes, décalé, discret, pas du genre à se pousser du col ou à s’imposer sur les tréteaux, publié par une petite maison d’édition, toutes choses qui le font rapidement disparaître des radars de la critique et des libraires. Pourtant, quel récit poignant que Fils d’Adam (108 pages, 15 euros, Exils) –et non, rien à voir avec le Adam & Eve évoqué dans le billet précédent !

Cet Adam s’appelait Rayski. Juif polonais émigré à Paris dans les années 30, jeune militant communiste avant la guerre, il est de ces individus que la guerre a révélé à eux-mêmes avant de les révéler aux autres. Durant toute l’Occupation, il assure dans la capitale la fonction clandestine de responsable de la FTP-MOI, la main d’œuvre immigrée des francs-tireurs et partisans, organisation de résistance armée au sein du PC. Souvent les siens se font prendre, torturer, déporter, exécuter. Pas lui, ce petit bonhomme frêle mais d’une force intérieure et d’une détermination sans faille qui fait penser par bien des côtés et pas seulement pour la silhouette à Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin. Après la guerre, il choisit de rentrer en Pologne avec sa famille. Le Parti le promeut, lui confie de hautes responsabilités dans la presse. Au cours d’un voyage à Paris, un tribunal polonais le condamne pour trahison par contumace ; il reste donc en France ; mais là, un autre tribunal militaire le condamne à sept ans de prison pour espionnage. Fresnes, Evreux…1298934678_rayski41

L’auteur de cette « lettre au père » est son fils, Benoit Rayski. Durant, une centaine de pages il interpelle son géniteur, l’engueule, le houspille, lui réclame des comptes, lui pose des questions, sollicite des éclaircissements, demande pardon et tant de choses encore qu’un fils se presse d’adresser à son père quand il sent sa fin proche et plus encore lorsqu’elle est déjà passée. Tutoiement ou vouvoiement, le procédé n’est pas nouveau, très réussi dans La Modification (1957) de Michel Butor, vite lassant dans L’Autre qu’on adorait (2016) de Catherine Cusset. Benoit Rayski, lui, a su trouver la bonne distance et le ton adéquats, ce qui n’allait pas de soi tant l’exercice est délicat avec une telle partition.

Jamais larmoyants ni lyriques, ses accents sont souvent pathétiques bien que sa plume soit d’airain, et ses phrases, brèves, sèches ; les formules claquent ; son humour est noir mais son autodérision, étincelante ; ses regrets émeuvent autant que ses reproches glacent. Quand il ne le comprend pas, il l’accable. Il ne comprend pas pourquoi son père a voulu revenir après la guerre dans un pays qui, en 1946 encore, laissait ses villageois massacrer des rescapés d’Auschwitz qui osaient rentrer pour reprendre possession de leur maison, ou des nationalistes extraire ces mêmes survivants des trains pour les abattre ; la Pologne retrouvait le goût du pogrom comme s’il ne s’était rien passé entre temps.

« En réalité, c’est à toi, mon père, que j’en veux le plus. Comment as-tu pu revenir dans un pays où on nous haïssait tant ? »

Le fils est retourné sur les traces du père, à Bialystock sa ville natale, au camp de Treblinka, à Varsovie fouiller les archives, dans les cimetières écouter les voix échappées des caveaux. Devenu journaliste, pisse-copie et éditorialiste (France-Soir, Le Matin, L’événement du jeudi…) puis essayiste, il semble s’être lancé dans l’écriture de ce livre en fredonnant « la mélodie déchirante » de J’aimerai toujours le temps des cerises, en revisitant l’histoire illustrée de la Commune et des communards. Devenu très tôt viscéralement anticommuniste, jusqu’à être dénoncé comme tel par un billet rageur et talentueux d’André Wurmser à la une de l’Humanité (une légion d’honneur !), il n’en écrit pas moins : « Je ne me suis jamais consolé de la mort, le 28 mai 1871 d’Eugène Varlin, secrétaire français de l’Internationale », massacré par les Versaillais. Fils d’Adam porte le sous-titre paradoxal de « Nostalgies communistes ». Mais ce n’est pas du communisme dont il est nostalgique, c’est de son enfance baignée d’espérance communiste. Avec le recul, on le sent pris par la suite dans un romantisme qui l’entraine dans la fascination des hommes d’action, brigadistes, militants, terroristes, agents, espions, comme s’il se rêvait en personnage de la Condition humaine de Malraux.

redimlivephp-copie-1Au-delà du cas Rayski, c’est bien d’un retour sur la chose communiste qu’il s’agit. Non pas à la manière rigoureuse et exhaustive des lourds pavés de Thierry Wolton, ni à la façon cynique et délirante du gourou Badiou. La réflexion que mène là Benoit Rayski m’a ramené à une conversation de jadis avec Marguerite Duras. Elle me racontait comment en 1950 dans sa cellule Saint-Germain-des-Près, alors qu’avec Jorge Semprun, Dionys Mascolo, Robert Antelme et quelques autres, ils ironisaient sur Aragon entre autres caciques, la conversation fut rapportée le lendemain par Semprun à Jean Kanapa et l’exclusion du petit groupe de « traitres trotskistes » du Parti fut décidée peu après :

« On l’a vécu comme un traumatisme comme si notre propre famille nous reniait, nous rejetait ».

Il y a de cela chez Adam Rayski. Ce sentiment, difficile à comprendre aujourd’hui, d’avoir tissé des liens de parenté indestructibles avec un monde bien au-delà de la politique. Plus dure fut la chute. Lorsque Adam Rayski publia ses mémoires dans les années 80, il insista pour maintenir son titre face à une éditeur dubitatif : Nos illusions perdues. C’est dire la profondeur du désenchantement fut-il vierge de toute amertume malgré les couleuvres avalées (les crimes de masse de Staline, le pacte germano-soviétique, le massacre de Katyn, les purges de l’après-guerre, la persistance de l’antisémitisme…). Une famille, vraiment. D’ailleurs, jamais à cours de métaphore, Benoit Rayski désigne le communisme comme Folcoche, la mère de Vipère au poing : haïssable, elle n’en reste pas moins une mère.

Sur sa tombe au Père-Lachaise, on peut lire cette inscription :

« Adam Rayski 1913-2008. Il fut terroriste et communiste quand il fallait l’être ».

Sur ce petit livre bouleversant qui lui est une manière de tombeau dans le sens poétique que la Renaissance lui a accordé, on devine sur la couverture cette inscription subliminale :

« Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Sauf que n’est pas d’amitié qu’il s’agit mais bien d’amour. Rappelez-vous Cioran :

« On écrit des livres pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne »

(« Le 2 mai 1945, trois soldats soviétiques hissent le drapeau sur le Reichtsag à Berlin », photo D.R. colorisée ; « Adam Rayski » photo D.R.)

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