de Pierre Assouline

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La République des livres
Tous les gardiens du temple ne sont pas des veuves abusives

Tous les gardiens du temple ne sont pas des veuves abusives

Lorsque l’exécuteur testamentaire est un homme, on dit non sans déférence que c’est un gardien du temple ; mais s’il s’agit d’une femme, elle sera facilement désignée comme une veuve abusive.  La paternité d’une expression aussi fleurie vient d’Anatole de Monzie qui intitula un libelle sacrément misogyne Les veuves abusives (Grasset, 1936). Il y épinglait huit héritières de grands hommes dénoncées pour leur comportement, toutes coupables d’avoir assassiné leur mari après avoir sa mort. A rebours de l’idée selon laquelle un gardien du temple, à l’égal des prêtres du temple d’une divinité de l’antiquité, se jure de l’entretenir et le défendre jusqu’à la mort. N’empêche : encore un bastion à démolir pour #MeToo ! L’urgence de la situation ne permet plus d’ânonner l’adage selon lequel derrière chaque grand homme il y a une femme, d’autant qu’il est souvent détourné par d’horribles machistes (« Derrière chaque grand homme il y a une femme qui n’a rien à se mettre » etc). Car c’est injuste : la veuve comme le gardien abusent autant qu’ils protègent.

Ils ne sont connus que des chercheurs, universitaires ou biographes, fabricants de notes en bas de page et fouille-merde. Le grand public ne découvre leur existence que lorsqu’ils  se révèlent être des fléaux. Ou à leur mort en lisant la rubrique nécrologique. Deux d’entre eux et non des moindres ont disparu presque en même temps en janvier dernier. Deux tempéraments, deux univers fictionnels et surtout deux manières d’envisager leur fonction d’héritiers littéraires totalement opposées sinon antagonistes : l’un Christopher Tolkien, c’était le bon ; l’autre, Stephen Joyce, incarnait la brute (ne cherchez pas le truand). Leurs noms vous disent déjà quelque chose à défaut de leurs prénoms ? Et pour cause ! Il sonne autant comme un patronyme que comme une raison sociale ou une marque déposée,

Le bon d’abord. Christopher Tolkien est mort à 95 ans du côté du village de Aups, dans l’arrondissement de Brignoles (Var), où il s’était retiré au milieu des années 70 après avoir démissionné de son poste de professeur à Oxford, peu après la mort de son père, le génial créateur du Seigneur des anneaux. Plus qu’un roman ou une saga, un monde. Collaborateur et premier critique de son père, son plus jeune fils  fut tout naturellement désigné par testament son exécuteur littéraire, à charge pour lui d’exhumer, de décrypter et d’éditer une masse considérable de documents, fragments et manuscrits éparpillée en un chaos aussi calligraphique que catastrophique dans 70 boites d’archives, ce qui devait aboutir notamment à la publication du Silmarillion, des Enfants de Hurin et d’une vingtaine d’autres livres jusqu’alors inédits. On lui doit de mieux connaître le legendarium derrière cette œuvre qui a donné ses lettres de noblesse à un genre littéraire longtemps méprisé, la fantasy.

Passés 90 ans, il démissionna de ses fonctions au Tolkien Estate, la structure juridique qu’il avait créée mais gérer les droits d’auteurs, le droit d’auteur et certains produits dérivés mais jamais n’abandonna celle d’exécuteur littéraire, luttant jusqu’au bout pour enrichir et défendre et faire vivre la saga Tolkien, y mettant parfois sa touche mais sans abuser, juste pour combler des blancs ou rendre intelligible une page chancelante. A sa façon, dont tous les spécialistes lui ont été reconnaissants : en gardien du temple mais bienveillant, généreux, disponible, fidèle et surtout intègre quand tant d’autres sont si psychorigides.

On a pu dire qu’en le perdant, les tolkienolâtres, secte innombrable, venaient de perdre « la boussole de la Terre du Milieu »  dont il avait dessiné les cartes, et que ses peuples se considéraient en deuil. Tout jeune, il avait observé de près et accompagné pas à pas l’évolution de l’œuvre paternelle. Les deux ont grandi ensemble. Les personnages imaginaires de l’un et la petite personne de l’autre., mais en totale osmose puisque le géniteur-créateur les lui racontait et plus tard les lui soumettait. Il était écrit dans le Genèse de cette œuvre sans pareil que Christopher serait non le gardien de son frère mais celui de son père.

Stephen Joyce, c’était la brute. Lui aussi s’était retiré en France à la Flotte, commune de l’île de Ré. Il se voulait le gardien de son grand-père mais tout dans son comportement, ses décrets, ses interventions reflétait plutôt la névrose d’ une veuve abusive. En 2012, lorsque l’œuvre de James Joyce, auteur de Ulysses, l’un des rares romans de langue anglaise qui ont dominé leur siècle, est tombé dans le domaine public, ses spécialistes un peu partout dans le monde ont poussé un « ouf ! » de soulagement qui a du ébranler jusqu’aux murs des pubs de Dublin et qu’un tweet résuma d’un trait : « Fuck you, Stephen Joyce ! » (inutile de traduire : grâce aux films de Martin Scorcese, même ceux qui n’ont jamais appris l’anglais comprennent).

Il est vrai qu’il était détestable, non seulement par son arrogance et sa prétentions naturelles et par ses actions : héritier de 50%, puis de 70% puis de la totalité des droits à mesure des décès et des désistements dans sa famille, il ne cessa de faire obstacle à la recherche universitaire sur l’œuvre de James Joyce : il répondait toujours par la négative à toute demande de consultation des précieuses archives qu’il détenait ; il refusait d’accorder l’autorisation de reproduire des extraits des livres ou de la correspondance, s’y résignait parfois exceptionnellement mais à des tarifs si scandaleusement prohibitifs qu’ils aboutissaient à un refus ; il s’opposait aux projets d’expositions de manuscrits, ou aux lectures en public et adaptations pour la scène du maître-livre aussi bien que de Gens de Dublin, Portrait de l’artiste en jeune homme ou Finnegans Wake allant jusqu’à poursuivre des théâtres devant les tribunaux ; il s’invitait aux colloques où on ne l’invitait plus pour prendre la parole quand nul ne songeait à la lui donnait afin de lancer à la figure des érudits (« des rats et des poux qui devraient être exterminés ! » comme il les désignait) accourus des plus prestigieuses universités à travers le monde :

 « Si mon grand-père était là, il éclaterait de rire en vous écoutant !…Je suis un Joyce, vous n’êtes que des joyciens ! ».

Et reprenant tout interlocuteur qui l’évoquerait ou le présenterait autrement que comme « « Stephen James Joyce », il prenait un malin plaisir à raconter comment il avait détruit une partie de la correspondance entre ses grands-parents, les lettres de Samuel Beckett du temps où il sortait avec leur fille Lucia etc Au vrai, il y faisait régner la terreur et en jouissait, variante de la perversité en milieu littéraire. Abus de pouvoir ? C’est peu de le dire, la chronique de ses procès en témoigne. Stephen Joyce, qui avait neuf ans à la mort de son grand-père et qui fit une carrière de haut-fonctionnaire dans une organisation internationale, y avait renoncé à la mort de son père, comme Christopher Tolkien dans les années 70, pour se consacrer à la gestion de l’héritage, persuadé qu’il protégeait et préservait non seulement « la pureté » (sic) de l’œuvre de nonno (« papy », en italien) comme il continuait à l’appeler, mais la vie privée de sa famille. Ah, papy James, si tu savais…

(« Tolkien père et… fils », photos D.R. ; « James Joyce avec son petit-fils Stephen en 1934. Photo Bettmann Archive)

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