de Pierre Assouline

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La République des livres
Le génie des lieux

Le génie des lieux

Il n’y a pas que les personnes : les maisons aussi peuvent résister. Offrir de la résistance. C’est la manière la plus fascinante et énigmatique par laquelle peut se traduire un phénomène impalpable que l’on appelle le génie des lieux. Faute de mieux et par défaut car comment le dire autrement lorsqu’un endroit lourd de sa propre histoire se met à raconter ce qu’il a vu et ce qu’il a vécu. On sait que les murs parlent mais rares sont ceux qui savent les écouter. Des poètes, sûrement ; des écrivains, parfois. Ces maisons sont habitées. Pour ne pas dire hantées. Elles ont un destin semblable à celui d’une personne. Elles vivent en nous et en dehors de nous. Deux romans leurs rendent justice.

Marrakech a beau être devenue un haut lieu du tourisme occidental, peu d’étrangers y sauraient situer la Villa Taylor, moins encore sauraient dire ce qu’elle fut et l’on compte sur les doigts d’une main ceux qui y ont récemment pénétré. Un bijou Art déco niché au cœur du Guéliz, le quartier européen de la ville du temps du protectorat français, dans un environnement de maisons coloniales ou mauresques. C’est dire que le lecteur attend beaucoup de Villa Taylor (250 pages, 18 euros, Anne Carrière). Pour leur cinquième roman, Michel Canesi et Jamil Rahmani signent là ce qu’ils ont écrit de plus accompli, comme si le passé et la beauté des lieux les avaient envoûtés jusqu’à les porter.

Cette maison, ils nroosevelt-and-churchill-grangere l’ont pas seulement regardée, humée, écoutée : ils s’en sont imprégnés. On croirait même qu’ils ont imaginé comme un prétexte l’histoire de Diane, une vraie prédatrice dans son milieu, executive woman réputée dure en affaires dont la vie privée a été asséchée (« un désert ») par son ambition professionnelle, qui hérite de ce lieu mythique à la mort de sa grand-mère et s’y rend à contre-coeur afin d’y régler les détails de la succession ; elle découvre à cette occasion ses propres zones d’ombre, affronte ses démons intérieurs, met à nu la névrose d’abandon qui la tenaille depuis l’enfance et fait face à ses contradictions, au risque d’être étouffée par cette maison qu’elle a toujours crue hostile ; même la barrière de l’Atlas au loin lui est oppressante. Un prétexte romanesque comme pour mieux mettre en valeur la villa tenue pour un personnage en soi, le vrai personnage principal du roman. Cette maison nimbée de palmiers et cyprès, cernée par les oliviers et les washingtonias, ils la font respirer, vivre, parler avec une délicatesse et subtilité.

Construite dans les années 20 par Mrs Edith Bishop Taylor, femme d’un riche banquier new-yorkais, sa propriétaire y passait ses hivers. Elle s’appelait alors « La Saadia », autrement dit « la Bienheureuse ». Sa maison connut son heure de gloire lorsque Roosevelt et Churchill y dormirent, ensemble mais pas dans la même chambre, afin de discuter de la situation. Il y avait de quoi : cela se passait les 24 et 25 janvier 1943 en marge du sommet d’Anfa, à Casablanca. Sir Winston ayant installé son chevalet sur la deuxième terrasse de la tour berbère de la villa, en profita pour peindre un paysage qu’il s’empressa d’offrir au président américain au grand dam de Mrs Taylor, déjà outrée qu’un démocrate se soit roulé dans ses draps, elle qui avait toujours soutenu le parti républicain. Cette lumineuse aquarelle est sa seule œuvre de guerre ; le reste de son œuvre fut la guerre. Mais outre la France où il s’est rendu régulièrement jusqu’à sa mort, notamment sur la côte d’Azur, sir Winston adorait le Maroc pour sa lumière si apaisante qu’elle réussissait même à mettre à distance le black dog qui lui pesait tant sur le cou avant de l’emmener par le fond pendant des heures ou des nuits.

La tandem formé par Canesi & Rahmani réussit là le plus difficile : outre les couleurs, rendre les odeurs et les parfums tant de la ville que de la villa. Rien moins que son âme. D’ailleurs, l’un des personnages ne découvre-t-il pas qu’en phénicien « parfum » se disait rouh qui signifie « âme » en arabe ?..

« La Villa Taylor a ému Roosevelt mais pas dans le sens espéré par Churchill. L’Américain n’y a pas vu une ode au colonialisme mais le chant du cygne d’un monde à l’agonie »

Le fils de Roosevelt hérita du fameux tableau et le revendit en 1950 à George W. Woodward, un collectionneur du Nebraska lequel le céda quatorze ans après à un producteur de cinéma et ainsi de suite de collectioneurs à collectionneurs jusqu’à ce qu’en 2011, à la suite de sa énième exposition dans un musée d’Atlanta, on découvre que le propriétaire anonyme n’était autre que le couple Brad Pitt/ Angelina Jolie… qui vient juste de divorcer. Que va donc devenir le tableau ? Ce pourrait être la matière d’un autre roman…La-Villa-Kerylos-Beaulieu-sur-mer-2

Pour écrire Villa Kérylos (352 pages, 18 euros, Grasset), l’historien de l’art et romancier Adrien Goetz s’est transporté, lui, du côté de Beaulieu dont la devise est Pax in pulchritudine (Paix dans la splendeur) et les habitants des Berlugans (qui ne l’aurait deviné…). « Sa » maison est beaucoup plus connue que la Villa Taylor puisqu’elle s’offre aux visiteurs. Elle n’en est pas moins mystérieuse. On se demande même comment on a pu durablement y habiter tant elle ne semble pas faite pour ça. Et pourtant, quel point de vue ! quelle situation ! et quelle exquise extravagance à dix minutes à pied de la villa Ephrussi sur le cap Ferrat…

L’homme qui l’a fait édifier au début du XXème siècle n’était pas seulement issu d’une famille très fortunée, d’une liberté et d’une fantaisie épastrouillantes ; il était également très savante, érudit, connoisseur dans son genre, de même que ses deux inséparables frères. Théodore, Joseph et Salomon Reinach constituaient dans le Paris des salons et des Académies une fratrie des plus originales. On les appelait « J.S.T. » pour « Je Sais Tout ». Joseph, ardent dreyfusard et chroniqueur méthodique de l’Affaire, lui consacra une somme en plusieurs volumes qui fit autorité ; pendant la première guerre mondiale, signa tous les jours dans des gazettes des comptes rendus des batailles qu’il signa Polybe. Théodore, le plus génial des trois, véritablement savant dans tous les domaines (aujourd’hui, on appelle ça « un Google ») fut en quelque sorte le co-architecte de sa maison avec le véritable architecte, Emmanuel Pontremoli. Il ne lui demanda pas de reproduire ni de pasticher mais bien de réinventer une maison noble de la Délos du IIème siècle av. J.C.

p55-03imLe projet consistait à en faire une maison entièrement dévolue à l’esprit, sinon à l’âme, de la Grèce ancienne. Les trois frères y observaient une règle qui consistait à n’y converser qu’en grec ancien, ce qui excluait d’emblée leurs épouses. Elles ne se plaignaient pas seulement de l’inconfort, malgré la beauté des lieux. L’une d’elles déprimait sans son piano, lequel aurait, il est vrai, réchauffé les lieux. Mais comme il n’était pas question qu’il fut pas hellène, son mari y fit graver Pleielos Epoiesen (Pleyel l’a fait) et lui demanda d’interpréter en priorité pour leurs invités les Six épigraphes antiques de Debussy. Ce qui n’empêchait pas Théodore Reinach d’y jouer pour sa part, et à grand fracas, la Grande Duchesse de Gerolstein avant de transcrire pour piano ce qu’il tenait pour la première œuvre musicale de l’humanité : l’hymne à Apollon de Delphes dont il confia les arrangements et la création à un habitué des lieux, Gabriel Fauré.

L’histoire est passionnément racontée par le fils de la cuisinière des voisins, les Eiffel, un certain Achille, ce qui est bien le moins. Dans son grand âge, il revient sur les lieux et se souvient des colonnes en marbre de Carrare, les stucs à l’antique, les bois exotiques. La plus belle pièce de la maison était nommée l’Andrôn, le vestibule Thyrôreion, les chambres des invités Philémon, Baucis, Dédale, Icare, les thermes Naiadès, l’avant-cour prolongeant le vestibule Proauleion et le chien répondait au nom de Basileus ! Le petit Corse issu d’une famille très modeste avait en quelque sorte été adopté tout jeune par les Reinach qui lui enseignèrent une partie de leur savoir, l’initièrent aux langues anciennes, le firent souffrir dans l’apprentissage de la grammaire grecque, le poussèrent à étudier sans relâche et surtout lui permirent de trainer en permanence entre ces murs.

De son propre aveu, il était trop jeune pour avoir conscience de « l’anomalie monstrueuse qu’était ma vie de tous les jours avec les Reinach », lui qui vivait sur la pointe des Fourmis comme dans une principauté indépendante. Il est vrai qu’il lui arrivait de crier « Evohé, Evohé ! » en se promenant nu la nuit sur la plage avant de se jeter dans les vagues, ce qui n’était alors pas très courant dans le département des Alpes-Maritimes (la pratique a dû se généraliser depuis). Manifestement, le commerce quotidien de Théodore, auteur d’un Mithridate Eupator, roi de Pont (Firmin-Didot, 1890) unanimement loué pour sa finesse d’analyse, avait laissé des traces. Bien que la maison ait été pillée par les nazis après l’invasion de la zone libre, et que nombre d’archives en aient disparu, le vieil homme nostalgique ne désespère pas de retrouver sinon la couronne d’or d’Alexandre le Grand, fameuse parure royale grecque sur laquelle tous les archéologues ont fantasmé, du moins des signes, des traces, des échos de la description de la fresque représentant Sisoès découvrant son tombeau.

Cette demeure, Achille Leccia, devenu un peintre abstrait après 1945, la vénéra comme une maison de famille alors que cette famille n’était pas la sienne. Il était de la nasse 1907, (pardon : de la classe 1907) comme son meilleur ami Adolphe Reinach, fils de Joseph. Ensemble, ils se battirent au front mais seul Achille en revint. A sa manière, par son récit souvent émouvant, parfois drôle, toujours juste, il nous fait la mesure du temps, son poids, son épaisseur, sa densité. Le curé du coin, visitant la maison achevée, eut un bon mot qui remit les choses à leur place :

« Cela fera de jolies ruines quand ces gens-là seront ruinés ».

Formule brillante mais fausse car la villa Kérylos brille encore de mille feux et plus encore désormais avec ce guide sans pareil, la fiction aidant. Par le biais des alliances et des disparitions, Léon Reinach, fils de Théodore, et sa femme Béatrice née Camondo, ainsi que leurs enfants Bertrand et Fanny, avaient hérité de l’histoire, du passé, du lustre, à défaut des murs eux-mêmes, de la villa Kérylos, du musée Nissim de Camondo, du château de Champs-sur-Marne, de la villa Ephrussi de Rothschild. Ils sont morts tous les quatre à quelques mois d’intervalle dans les chambres à gaz d’Auschwitz. A propos, en grec kérylos désigne des alcyons, ces oiseaux de la tristesse qui pleurent dans les poèmes.

(« Vue de Marrakech » de Winston Churchill, © The Churchill Heritage Ltd. Photo National Trust, Chartwell ; « Roosevelt et Churchill à la villa Taylor, photo Granger ; « La villa Kérylos » photos D.R.)

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