De quelques fantômes familiers
Qu’est-ce qui nous fait ouvrir un livre plutôt qu’un autre lorsqu’ils sont quelques centaines à se presser au portillon à la rentrée ? La couverture, le nom de l’auteur, le titre, le texte en quatrième de couverture, le résumé, l’absence de résumé qui laisse place à l’extrait, toutes choses qui se condensent en un mot : la curiosité. J’ai ouvert Si maintenant j’oublie mon île de Serge Airoldi (160 pages, 17 euros, L’Antilope) dans le souvenir que m’avait laissé l’auteur, journaliste daxois, ancien de Sud-Ouest, après la lecture il y a quelques années d’un récit exceptionnel intitulé Adour. Il figure parmi les grands livres fluviaux aux côtés de Danube de Magris et En remontant la Marne de Kaufmann. Mais celui-ci n’a pas la forme d’un fleuve. C’est le projet un peu fou d’un écrivain (Airoldi) pris d’une intense curiosité pour Mike Brant, oui, « le » Mike Brant, chanteur franco-israélien, fils de déportés rescapés de la Shoah, né Mosché Brand à Famagouste, qui passa ses cinq premières années sans prononcer un mot (comme Pascal Quignard mais après, ils ont évolué différemment) qui connut un immense succès en France avant de se suicider par désespoir existentiel en 1975. L’auteur avait huit ans. Aujourd’hui, il s’adresse à cette icône des jeunettes. Digressif à souhait mais porté par une langue ailée. A peine une enquête, il préfère survoler et ramener des bricoles de vie en pointillé, ça lui suffit (lire ici un extrait).
Etrange fatum que celui de Mike car après qu’il se soit défenestré, son producteur s’est tiré une balle et son secrétaire s’est jeté sous un train (content de ne pas t’avoir connu, Mike). Airoldi se permet tout. Il convoque de temps en temps la mythologie grecque pour mieux saisir la quintescence de ritournelles mise en images par Guy Lux et Danielle Gilbert. Il en fait un torero échappé des pages de Michel Leiris, un saint Sébastien percé de flèches malgré les tropismes brantiens : amour, soleil et mal de toi ! La vente des biens et des objets du chanteur à Drouot est un moment pathétique.
A l’époque, les chansons de Mike Brant me faisaient rire tellement je trouvais ça mauvais. N’empêche que j’ai pris un immense plaisir à lire ce livre pas prétentieux, sincère et d’une liberté réjouissante. Il m’a touché, ému même, et je me demande encore pourquoi. A propos, son titre est extrait de la chanson Un grand bonheur : « Si maintenant j’oublie mon île/ Si je regrette le soleil/ Et si les brunes ou bien les blondes me sourient…. ». Mais cela, nos fidèles lecteurs le savaient déjà.
En revanche, Jacqueline Jacqueline (352 pages, 20 euros, Seuil), je sais pourquoi je l’ai lu aussitôt après l’avoir reçu. Il se trouve que j’ai connu Jean-Claude Grumberg, que j’ai vu et revu ses pièces (L’Atelier, Dreyfus, Zone libre, Vers toi Terre promise. Tragédie dentaire), que j’ai aimé le retrouver dans des livres tels que Mon père. Inventaire et La plus précieuse des marchandises ou dans les scénarios de Amen, 93 rue Lauriston, Le dernier métro, Le couperet… Et l’on sait bien que même lorsque la vie comme elle va nous le fait perdre de vue, un ami reste un ami.
Un homme vient de perdre sa femme après soixante ans de vie commune. Deux paquets de cigarettes par jour de 15 à 80 ans, forcément, ça laisse des traces. Il avait fini par croire qu’elle aimait ses clopes encore plus qu’elle ne l’aimait, et elle ne démentait pas. Il se souvient : toi fumant, moi toussant. Où qu’il aille le chagrin assaille ce parisien né en 1939, enfant d’un père et de grands-parents raflés devant lui, déportés et jamais revenus, recueilli, protégé, sauvé de même que son frère et le futur mime Marceau par la population de la commune de Moissac (Tarn-et-Garonne). Son absence à jamais, il se refuse à y croire. Sa Madeleine à lui, c’était elle. Pas une rue de Paris, de Cabourg, de Varsovie et d’ailleurs qui ne le ramène à elle.
Ils ont tout vécu, tout traversé ensemble. A commencer par sa dépression à lui, un créateur perclus de névroses dont l’humour, l’ironie et l’autodérision sont les armes fragiles, écrasé par le succès de la pièce de théâtre qui l’a révélé. Deux ans après sa mort, il écrit et lui écrit un hymne à l’amour aussi vrai et déchirant que aussi réussi que la Lettre à D. Histoire d’un amour (Galilée, 2006) d’André Gorz. Manière de rester avec elle car il ne peut se résoudre à vivre sans elle, sa présence et son corps tout près la nuit tant ils furent comme agrafés l’un à l’autre.
Sa femme, il l’aime et l’admire tellement qui n’imagine pas que de tels sentiments ne soient pas partagés par tous ceux qui la connaissent déjà et tous ceux qui la connaitront par le biais de ce récit drôle, impudique et tragique qui, contrairement à tant d’autres ces dernières années, a l’honnêteté de ne pas se faire passer pour un roman. Il reste en l’écrivain quelque chose du tailleur qu’il fut à ses débuts dans son habileté à assembler et coudre ses fragments de mémoire comme autant de pièces de tissu. Bouleversant et bien évidemment autobiographique, le narrateur étant bien le dramaturge qui avance sans masque. Il est rare de voir autant de chagrin se métamorphoser sous nos yeux de lecteur par autant de colère. Un chagrin d’enfant dans un corps de vieillard.
Sorj Chalandon, on le connait bien. On le lit et on le laure régulièrement. Cette fois, contrairement à son habitude, avec Enfant de salaud (336 pages, 20,90 euros, Grassset) il ne risque pas de pleurer en parlant de son livre en public car il est animé de bout en bout par la colère (lire ici un extrait). Le fils, 35 ans, journaliste envoyé à Lyon pour couvrir le procès Barbie, c’est lui à Libération, évidemment même si ce n’est pas dit, sauf à la dernière page où le pacte de lecture est un peu plus explicite. Le père, c’était le sien mort à 91 ans il n’y a pas longtemps à l’hôpital psychiatrique. Entre temps, le fils aura amené le père assister avec lui au procès. Le roman tisse et noue ces deux destins. Car du père, le fils a toujours entendu par la voix même du grand-père qu’il avait porté l’uniforme allemand pendant la guerre. Qu’il était du mauvais côté à 20 ans.
En fait, il s’était enrôlé dans l’éphémère Légion tricolore lancée par Pétain puis, selon ses dires, engagé dans la division SS Charlemagne jusqu’à défendre le bunker d’Hitler à Berlin à la veille de sa mort. Ce « salaud de père » (mon père, ce salaud !) est juste un mythomane d’une médiocrité insigne, toujours renvoyé de partout parce qu’il ne faisait pas l’affaire. Un type d’un tel mystère qu’il n’arrive pas à savoir que son fils n’arrive pas à savoir qui habite sa tête. S’il a bien été collabo, après il n’a cessé de mentir pour s’inventer un passé héroïque fut-ce sous un uniforme déshonorant. Le fils découvre tout cela en obtenant son dossier aux archives de la cour de justice et en le confrontant à ses mensonges.
Il sait la vérité mais diffère la cérémonie des aveux. Par moments, on pense à Un bon fils de Pascal Bruckner et à L’Intranquille de Gérard Garouste. C’est aussi saisissant, et d’une écriture parfaitement maitrisée. Cela faisait longtemps que Chalandon n’avait pas si bien accompli son projet romanesque. On reconsidère certains de ses précédents livres d’un autre œil : au fond, son père était le premier de sa galerie de traitres. La matrice de ses antihéros. Il a beau se confesser, ce que son fils lui pardonne le moins, et c’est là qu’il a été le plus salaud, c’est de l’avoir jeté dans la vie sans repères.
(Photo Passou; sculpture de Tania Font)
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