de Pierre Assouline

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La République des livres
Présence des morts

Présence des morts

Peut-être certains s’en souviennent-ils : le titre de ce billet est emprunté à celui d’un livre d’Emmanuel Berl paru en 1956. Un beau titre pour un récit s’interrogeant sur les traces mnésiques que laissent en nous les personnes qu’on a connues et parfois aimées, certaines réduites à un halo des plus flous, d’autres marquées par une présence insistante. Que faire de ses fantômes ? Dans la masse des livres récemment publiés, deux se font l’écho de ce souci des disparus. L’un baigné d’une mélancolie des plus sombres, l’autre non sans une certaine allégresse. Mais les deux rappellent au fond à leurs fidèles lecteurs que l’œuvre entière de leurs auteurs respectifs pourrait être ceinte du bandeau « Présence des morts ».

Gardons-nous d’y voir le reflet de l’autocomplaisance, l’ombre d’un atavisme familial ou l’écho d’un tropisme bien ancré. C’est juste qu’une absence, aussi soudaine que cruelle, les a fondés comme écrivain et qu’ils n’en ont jamais fait leur deuil. La mort d’un frère a été pour l’un comme pour l’autre l’évènement capital de leur vie et la matrice de tous leurs écrits. Ils en sont hantés tout en étant éclairés par le souvenir radieux des disparus. Jérôme Garcin y revient à nouveau dans Mes fragiles (102, 14 euros, Gallimard) et comment pourrait-il être autrement. Quoi qu’il écrive, ses pages semblent inéluctablement frappés de l’invisible sceau de l’accident : un jour de 1962, son frère jumeau ouvrit la portière arrière de la voiture pour traverser la route le regard attiré par une vache ; une voiture roulant à vive allure le faucha ; ils avaient 6 ans.

Quelques années après, leur père encore écrasé de chagrin, mourut à 45 ans d’une chute de cheval après un galop menacé d’emballement. Un destin semblable à celui de son beau-père, le comédien Gérard Philippe, mort 37 ans d’un cancer du foie. Et ces derniers temps, cet homme qui a la famille chevillée au corps, a soutenu jour après jour sa mère, une catholique lumineuse, rayonnante, positive et optimiste dans ses engagements malgré tout, s’éteignant dans l’atroce agonie d’une insuffisance cardiaque, rongée par l’ostéoporose. Et, quelques mois après, son autre frère, un garçon « différent » dont il avait la tutelle. Une mère aussi paysagiste que le frère était cubiste. 89 ans et 55 ans mais la peine ne se mesure à l’aune de la durée. Ainsi résume-t-on aussi des tempéraments quand les concernés taquinent la toile.

Deux ans à errer d’un hôpital à l’autre entre les deux pour assurer la veille, angoisse décuplée en temps de covid. Et après, ces disparitions consécutives, celle d’une tante maternelle aimée comme une mère. Tant de morts dont les ombres portées lui font cortège. De quoi s’interroger sur une fatalité génétique qui scellerait le destin des siens : le syndrome de l’X fragile, une anomalie du gène transmise depuis les arrière-grands-parents maternels entrainant des troubles du comportement, une déficience intellectuelle, une variante d’autisme etc mais quel concentré d’angoisses que ce « etc ». Cumulé aux facteurs de comorbidité, notamment l’obésité et le diabète, ce syndrome mène droit à l’inéluctable. De quoi se sentir responsable de l’avoir propagé chez les siens. Il ignorait avoir ce mal en lui. Mais est-on coupable d’avoir propagé ce que l’on ne savait abriter en soi ? Après, il en faut des chevauchées au galop sur les plages normandes pour mettre à distance cette hantise.

Mes fragiles, c’est beaucoup de tristesse. Elle sourd de toutes ses pages. Nul doute que ce qui se lit les larmes aux yeux a été écrit les larmes aux yeux. Son écriture est d’une précision telle qu’elle densifie jusqu’au moindre halo, jusqu’à la plus infime note poétique telle que Jean Tardieu la définissait : « Lorsqu’un mot en rencontre un autre pour la première fois ». Ce bouleversant « Livre des évocations » oppresse la lecture. L’auteur aura passé sa vie d’écrivain à ne pas réussir à faire son deuil. Car à chaque livre ou presque, un mort le rattrape qui vient raviver les anciennes douleurs.

Sa famille de papier sera bientôt plus nombreuse que sa famille de chair et de sang. Heureusement, il y a toujours du Gracq en Garcin, son maitre à écrire (ici lire un extrait). A ceci près qu’ici, la généalogie ayant remplacé la géologie, et les aïeux les pierres, le paysage est familial. Au fond, de toute la tribu des Garcin, le plus fragile c’est lui, l’auteur. Mais quelle force il lui a fallu pour écrire tout cela, quelle résistance, quelle résilience pour ne pas s’effondrer, trouver les mots pour tout raconter sans jouer sur les émotions ou le pathos, et à la fin donner un récit comme un frémissement. Décidément, Cioran avait raison, au moins sur ce point-là :

« On écrit des livres pour y dire des choses que l’on n’oserait confier à personne ».

Le mot du moraliste de la rue de l’Odéon vaut aussi bien pour Nathalie Rheims. Elle non plus, une vingtaine de livres plus tard, n’en sort pas. D’une manière ou d’une autre, ce qu’ils disent excèdent ce qu’ils racontent : depuis son tout premier L’un pour l’autre (1999) quand bien même l’acteur Charles Denner en était-il le héros, ils sont tous secrètement irradiés par la disparition prématurée de son frère adoré Louis à 33 ans. D’autres disparus viennent hanter ses livres. Mais à la différence de ceux de Jérôme Garcin, on dirait que le premier d’entre eux a absorbé tout le chagrin, que toutes ses larmes s’y sont concentrées et qu’un optimisme et un élan vital indestructibles, qui ne sont pas sans rappeler ceux de son père Maurice Rheims, la maintiennent malgré tout.

Là encore vient roder la hantise de la fatalité génétique, laquelle l’a obligée à subir une greffe du rein, ainsi que sa sœur, après avoir longtemps été reliée par intermittence à une machine, comme leur mère. Car chez eux la malédiction héréditaire ne touche que les femmes. Il y a de cela dans Au long des jours (170 pages, 17 euros, Léo Scheer) même et surtout s’il ne s’agit pas de cela mais de l’un de ses disparus : l’acteur-chanteur-compositeur Marcel Mouloudji (1922-1994). A 18 ans, alors comédienne débutante, elle vécut une passion amoureuse avec lui alors qu’il était marié, père de famille et son ainé de trente-sept ans. Ce qui n’allait pas de soi déjà à l’époque (surtout lorsqu’on se souvient, pour avoir lu Place Colette, que son premier homme, à l’âge de 14 ans, était un sociétaire du Français de trente ans plus âgé qu’elle). De leur histoire secrète, elle a fait un récit drôle, touchant, poignant parfois, mais jamais triste. Si on le secoue, il n’en tombe pas des larmes mais des paroles, des vers, parfois des chansons. Il suffit qu’elle en reproduise les premiers mots pour que le lecteur se surprenne à chanter.

C’est rare, un livre qui fait fredonner (lire ici un extrait). Il est pourtant question de l’impossibilité d’aimer, de la difficulté à vivre à la dérobée, de la brièveté des retrouvailles, des refoulements de la clandestinité, de l’oppression du secret. Pourtant on ne peut s’empêcher : Un jour, tu verras, on se rencontrera… Monsieur le Président, Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps… Comme un petit coquelicot, mon âme/ Un tout petit coquelicot… L’art de la chanson, c’est le raccourci, disait-il. Et l’on se rend compte alors, si l’on veut bien convenir que les chansons tout autant que la grande musique occupent une place majeure dans notre mémoire, que la voix cassée de Mouloudji a marqué plusieurs générations et pas seulement pour ceux qui connurent le Saint-Germain-des-prés de l’après-guerre, celui des Sartre, Beauvoir, Vian, Greco – pour ne rien dire de l’acteur inoubliable et ambigu Ephraïm Luska des Inconnus dans la maison d’Henri Decoin, mi-kabyle mi-breton.

Cette voix identifiable entre toutes, dont l’impresario Jacques Canetti devait convenir qu’en émergeait à chaque fois des photos de Doisneau, cette voix dont Antoine Blondin disait que c’était du « velours à côtes », comment ne pas tomber amoureuse de l’homme au regard tendre qui porte une voix si chaude et si brisée ? C’est un livre plein des souvenirs des années d’apprentissage au centre dramatique de la rue Blanche, de la vie d’une débutante sur les planches, des odeurs et des lumières des loges, des cabarets de chansonniers. Elle faisait tout pour protéger cet homme qu’elle ne connaissait pas vraiment ou à peine. Contre les autres et contre lui-même, sa faculté d’autodestruction, sa mélancolie qu’il trainait en boulet, ne s’étant jamais remis des disparitions successives en quelques mois à peine de ses trois pères de substitution : Raymond Queneau, Marcel Duhamel, Jacques Prévert. Lui aussi ne parvenait pas à se désencombrer de la présence de ses morts. Peut-être n’y tenait-il pas car il savait qu’il leur devait non la vie mais sa vie (la proximité entretenue avec les disparus est aussi une question clinique vivante).

Au milieu du livre, évoquant au détour d’un paragraphe son propre père si absent de son vivant, Nathalie Rheims ne peut se retenir d’écrire, en pensant à lui, à son autre lui que fut Mouloudji et à Louis : « Je l’aimais tellement ». On écrit parfois tout un livre juste pour tracer trois mots. Mais y en a-t-il de plus beaux ?

(Photo Daniel Aron)

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