
Une Bibliothèque du futur au parfum postapocalyptique
On connait des écrivains qui écrivent et publient à flux tendu. On en connait qui n’écrivent pas les livres qu’ils signent. On en connait qui signent un contrat avec deux éditeurs concurrents pour le même manuscrit. Bref, on croit avoir déjà tout vu, tout lu et tout entendu en la matière. Nous entrons désormais dans l’ère d’une littérature conçue pour demeurer vraiment invisible et proprement illisible pendant un siècle. Jusqu’à 2114, lorsque les épicéas utilisés pour la fabrication du papier auront atteint leur pleine maturité. Plus que quatre-vingt-douze ans à attendre. Alors s’ouvriront les portes de cette Bibliothèque du Futur sur les textes qui y sont enfermés. Mais y aura-t-il encore des lecteurs pour les lire sous la voûte céleste ?
L’artiste écossaise Katie Paterson est à l’origine de ce projet. Elle l’a rêvé puis conçu comme « une œuvre d’art vivante, organique, qui respire et se déploie sur plus de cent ans » avant de la lancer en 2014. Une fois par an, elle sollicite des auteurs célèbres, maintes fois laurés et traduits : le britannique David Mitchell, la turque Elif Shafak, l’allemande Judith Schalansky, l’américano-vietnamien Ocean Vuong, la sud-coréenne Han Kang, l’islandais Sigurjón Birgir Sigurðsson dit Sjón ; la zimbabwéene Tsitsi Dangarembga sans oublier la canadienne Margaret Atwood qui est tout le temps partout sur tous les fronts, et bien sûr le norvégien de l’étape Karl Ove Knausgard, polygraphe mondialement célébré chez qui l’autofiction tourne à la pathologie. Ils ont été choisis pour « leur contribution exceptionnelle à la littérature et à la poésie et pour la capacité de leur œuvre à capter l’imagination des générations actuelles et futures » ; on croirait lire à s’y méprendre les attendus alambiqués d’un prix Nobel de littérature ; probablement un effet de la météo scandinave. La longueur du texte est laissée à la discrétion des auteurs, tout comme son genre. On ignore tout du contenu mais quelques titres ont filtré :
Lune du scribouillard, Livre aveugle, De moi coule ce que tu appelles le temps, Le dernier tabou, Narini et son âne, Cher fils, mon bien-aimé…
On a hâte. Chaque auteur prend solennellement la tête d’une foule de norvégiens au cours d’une randonnée new age aux allures de procession bucolique pour se rendre dans la forêt de Nordmarka, non loin d’Oslo ; et là, sur une plaine surélevée pleine de jeunes épicéas, bouleaux, trembles et sorbiers, où mille arbres ont été plantés en 2014, il remet son manuscrit au cours d’une brève cérémonie. Puis retour à la capitale afin que celui-ci soit aussitôt scellé dans la bibliothèque publique Deichman jusqu’en 2114, date à laquelle les arbres seront abattus pour fabriquer le papier sur lequel les manuscrits seront imprimés – et, enfin, lus. Un contrat de 100 ans a été signé avec la ville d’Oslo pour garantir la protection de la plantation et des livres.
Katie Paterson a mis sur pied un trust qui poursuivra le projet visionnaire après sa mort. Il est vrai qu’il flotte sur la Bibliothèque du Futur un léger parfum postapocalyptique, certains des auteurs concernés ayant avouer avoir écrit pour des lecteurs bunkerisés. Ils voient dans l’expérience une preuve de confiance en l’avenir ; pour d’autres, elle est semblable à une bouteille jetée à la mer ou à des graines littéraires plantées dans la forêt. Mais tous s’accordent à dire que leur responsabilité vis-à-vis des lecteurs du XXIIème siècle est identique à celle qui les engage vis-à-vis de ceux d’aujourd’hui. Un lieu de silence a été inauguré sur le toit de la nouvelle bibliothèque Deichman où demeurent les fameux manuscrits. Quatre auteurs ont fait le déplacement pour glisser personnellement leur texte dans l’un des cent tiroirs en verre de la pièce en forme d’utérus construite à partir de cent couches de bois sculpté ondulé.
De l’aveu de David Mitchell, « si quelqu’un avait commencé ce projet en 1914 au lieu de 2014 et qu’il était maintenant terminé, pensez aux personnes qui auraient pu y contribuer – James Joyce, James Baldwin, Eudora Welty ! … Je l’ai donc pris très au sérieux. » Dans cette perspective, ça se comprend. Cela rappelle l’histoire de cet écrivain qui avait écrit un roman de science-fiction, en avait rangé le tapuscrit dans un tiroir de son bureau où il l’avait oublié. L’y découvrant par hasard longtemps après, il eut la curiosité de le relire et constata qu’il était devenu un roman historique…
(« La Silent Room » de la bibliothèque d’Oslo où les manuscrits sont enfermés » ; « Procession dans la forêt pour la remise solennelle du manuscrit » photos D.R.)