De quelques livres dont on parle
Il faudrait être bouché à l’émeri, comme disait Anatole France, pour ne pas avoir entendu parler en bien de Cher connard (344 pages, 22 euros, Grasset). La chose fait un tabac en librairie, la plupart des médias l’ont chroniquée, la critique se pâme d’admiration (à de rares exceptions près, Eric Naulleau et Lucile Commeaux notamment). Alors, que se passe-t-il ? Même si Virginie Despentes (Nancy, 1969) a souvent connu l’ivresse des hauts tirages, cette fois il en va autrement. Son éditeur a eu la bonne idée de publier son livre le 17 août quand il n’y a personne ou presque en face, la rentrée se fixant désormais et depuis des années au 23 août ; le titre et la couverture explosent visuellement dans la vitrine et sur les tables des libraires ; et, le dernier mais pas le moindre, le contenu surprend -en bien.
Cela se présente comme un roman épistolaire et tout le monde s’est aussitôt lancé sur la piste des Liaisons dangereuses 2.0#choderlos#virginie. Excellent argument marketing Un piège car le dispositif est illusoire. S’il s’agit bien de lettres échangées sur le ton de la confidence entre l’écrivain quadragénaire Oscar Jayack et la star de cinéma Rebecca Latté du même âge et avec intervention de la jeune et angoissée Zoé Katana, il est vain de dégommer le livre au motif que, grossière erreur que même un débutant sait éviter, tous les personnages parlent du même ton. Sauf qu’ils sont tous une seule et même personne, à savoir l’auteure, qui est partout dans l’échange qu’il s’agisse de drogue, de féminisme, la défonce, de #MeToo, des hommes, du vieillissement, de tabac, des lesbiennes, du viol, des addictions, des réseaux sociaux, de la prise de poids, du harcèlement sexuel, des réunions aux Narcotiques Anonymes, de l’alcool, des gays, de spleen nancéien et surtout d’amitié.
On est dans le flux et cela seul compte. Du pur Despentes partout ! A la différence de ce qu’elle écrivait avant, non pas Vernon Subutex qui n’est pas ma tasse de purple drank mais King-Kong Théorie (2006), son livre le plus important qui doit beaucoup au SCUM Manifesto de Valerie Solanas à qui elle exprime à nouveau sa gratitude, cette fois ce n’est ni trash, ni agressif, ni violent, ni même clivant. Et pourtant, tout le monde en prend pour son grade, nul n’échappe à sa volée de bois vert. Rassurant au risque de paraitre consensuel, ce qui n’est pas nécessairement un cadeau pour celle qui a longtemps trainé une image de militante radicale, mais il faut savoir ce qu’on veut. Si elle a pu être ces dernières années kidnappée par divers lobbies ou institutions, officiels ou marginaux, Cher connard est là pour rappeler qu’elle demeure fondamentalement un électron libre, incontrôlable, rétive à tout embrigadement militant, soucieuse de son absolue indépendance de jugement et d’une liberté absolue. Et comme son langage est cash tout en étant radicalement nuancé, qu’elle tord parfois le cou à la langue avec bonheur, le livre y gagne en nervosité, en vivacité et en humour. Certaines pages sont désopilantes sinon hilarantes. Si vous n’avez pas compris que j’ai pris un grand plaisir à lire Cher connard, c’est que, oui, parfaitement, vous êtes bouché à l’émeri !
Ce n’est pas le Japon pour les nuls mais le Japon d’une occidentale qui y a vécu des années, l’a aimé et compris. Les dialogues sont d’une légèreté aérienne. C’est hanté par la présence des morts et un questionnement lancinant sur le statut ambigu des étrangers dans ce pays. La toute dernière page est sublime. Un roman de bout en bout lumineux malgré ce que les aléas de la vie de son héros peuvent avoir parfois de sombre et de tragique. Seule une écriture inspirée, qui ne triche pas et jamais ne japonise tout en restant parfaitement dans le motif (espérons qu’on lui épargnera les clichés sur la prétendue « école de Kyoto » suite aux séjours à la villa Kujoyama), permet d’atteindre cette magie-là.
Avec Sarah Jollien-Fardel (Hérens, 1971), on quitte le Japon pour le Valais profond dans un village de montagne. La lecture de Sa préférée (20 euros, 208 pages, Sabine Wespieser) provoque la sidération. Une vraie gifle. Là encore la violence au sein d’une famille. Air connu, hélas. Mais le récit de la peur qui y règne sous la férule d’un père brutal, ordurier, alcoolique, incestueux, dont les coups quotidiens assénés à la mère et les viols répétés de leur fille ainée pousseront celle-ci au suicide, hantent la narratrice plusieurs années après sa fuite hors de son monde natal. L’instinct de mort l’habite ; elle est bourrelée de culpabilité de n’avoir pas su protéger les siens -ou plutôt les siennes. Le récit de son émancipation et de sa délivrance, notamment par l’amour, est porté par un style âpre, sans concession, aussi implacable que la réalité qu’elle décrit, tout juste atténué par la grâce retrouvée dans la nage sur le Léman. Aussi dense qu’intense, parfois suffoquant, Sa préférée est un premier roman très impressionnant.
Que faires des souvenirs ? Des mémoires, des confessions, un journal, un essai… Ou de l’art si l’on est romancière. Pour le meilleur ou pour le pire. Avec La vie clandestine (Gallimard), pour le meilleur, encore que… Monica Sabolo (Milan, 1971) avait écrit quelques bons livres (Summer, Crans-Montana) dont la part autobiographique était déjà bien présente. Là, c’est du lourd : quelles furent les motivations des militants d’Action directe, seule dérive terroriste française issue du gauchisme soixante-huitard dans les années 80 ? Des assassinats de personnalités du capitalisme industriel (Georges Besse) ou militaire (l’ingénieur général René Audran), des braquages etc. Elle va à leur rencontre et tente de comprendre pourquoi en faisant la part du romantisme révolutionnaire et du sectarisme idéologique- non sans une naïveté revendiquée dans la mesure où ce monde lui est étranger et son imaginaire inconnu. A ce stade, l’enquête est déjà intéressante et féconde. Mais là où Sabolo est écrivaine, c’est qu’elle noue cette recherche à celle de son père, dont la qualité de fonctionnaire au B.I.T. à Genève n’était peut-être qu’une couverture pour une barbouzerie africaine. Un personnage mystérieux, disparu, insaisissable. Et elle explore la part de silence et de secret, avec ce que cela recèle de violence, qui ronge les familles, surtout quand affleure portée de l’inceste.
Une réussite qui doit aussi à la fluidité du récit. Et pourtant, si la lecture captive, elle ne se fait pas sans mélange. Malgré sa naïveté revendiquée, on se demande si, par un effet d’empathie et par là même de complaisance, elle n’a pas été victime d’un syndrome de Stockholm réaménagé, à distance, par procuration. Car enfin ses antihéros, le groupuscule d’Action directe, sont tout de même une petite bande de crétins criminels. Rien à voir avec l’armature idéologique et la personnalité des Andréas Baader et Ulrike Meinhoff, ou de certains militants des Brigades rouges. Tous ont du sang sur les mains mais les nôtres, plutôt minables en regard, ne furent jamais que de sinistres Pieds nickelés (Helyette Besse, à qui l’auteure a rendu visite, s’en tire mieux). Ce qui rend difficile, malaisé, d’adhérer pleinement au roman sans l’assortir de réserves.
Enfin, l’Algérie, très présente en cette rentrée dans plusieurs livres de facture très différente. Mais j’avoue ma préférence pour Attaquer la terre et le soleil (160 pages, 17 euros, éditions du Tripode). Ce n’est pas la première fois que Mathieu Belezi (Limoges, 1953) ressuscite le passé algérien de la France ; il lui a déjà consacré une trilogie à la tonalité tout sauf nostalgique (loin de la fresque d’un Jules Roy pour ne citer que lui) qui l’a installé dans le paysage littéraire comme un puissant conteur. Cette fois, c’est l’histoire des premiers colons vers 1845 et de leur destin difficile peu après la conquête de cette terre hostile dans la région de Bône. C’est âpre, sec, brutal, sans illusion car ses personnages sont tous désenchantés, désespérés même, les soldats comme les civils, l’homme comme la femme au centre du récit : le cynique pacificateur en armes la marseillaise et la Séraphine Jouhaud et toute sa famille attirés par la promesse de la République de leur offrir une colonie agricole. Mais n’allez pas imaginer je ne sais quoi, ils ne se rencontreront pas.
S’ensuivent160 pages d’une puissance en harmonie avec la violence qui y est décrite. Forcément, conquérir, ça fait des dégâts. Les soldats le disent eux-mêmes : « On n’est pas des anges ». En effet : pillages, enfumades des grottes, massacres, décapitations et pour ceux qui s’en sortent la hantise du choléra. Pas sûr que l’éditeur rende service à l’auteur en le situant du côté du Faulkner (comment s’en sortir avec un parrainage si écrasant ?) même si l’auteur ne nie pas son influence non plus que celle de Malcolm Lowry. Il est vrai que c’est noir et sans issue. La seule rédemption est dans le départ et le retour vers la métropole qui signe l’échec d’une promesse. Mais chez le romancier français les personnages l’emportent sur le reste ; ils sont la matrice même de son histoire, à la racine de sa fulgurance ; tout part d’eux et revient à eux. Non que la guerre de conquête ne soit qu’un décor historique mais elle les sert, ils la structurent ; elle se met à leur service, et non l’inverse. Mais si Belezi l’emporte, c’est avant tout par la beauté tragique d’une écriture minérale. Sa musicalité est vraiment envoûtante rythmée par la litanie d’une imploration de Séraphine : « …sainte et sainte mère de Dieu… »
(“Peru, a Toxic State” photo Alessandro Cinque; « Mali, Timbuktu, 26 February 1989 » photo Françoise Huguier ; « Marlène, 1952 » photo Eve Arnold)
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