La grâce qui coûte
Il suffit parfois d’un signe de ponctuation dans un titre pour en modifier le sens et, partant, l’esprit du livre. Selon qu’Adieu curé (200 pages, 18 euros, empreinte/ temps présent) serait suivi d’un point d’interrogation, d’un point d’exclamation ou de trois points de suspension, cela annoncerait trois projets différents. L’absence de tout signe de ponctuation en annonce un quatrième écrit sous l’égide de l’apaisement et de la sagesse. Christian Delahaye, journaliste formé au Quotidien de Paris avant de se lancer dans une longue et brillante carrière au Quotidien du médecin, y tient son journal d’un curé de campagne à ceci près que, s’il vit bien à la campagne, il n’est pas curé. Il n’a pas voulu alors que tout, à commencer par une foi inébranlable, une détermination sans faille et sept années d’études théologiques notamment sur les bancs de la « Catho » à Paris, l’y poussait.
Très critique vis-à-vis de la cléricature, accablé par sa conception de l’enseignement des Evangiles, scandalisé par le tournant réactionnaire pris par le Saint-Siège avec l’élection de Benoit XVI, il a tout quitté à commencer par Paris, le confort d’un métier et l’assurance d’un salaire, pour se retirer aux confins du Perche, dans le maison d’un garde-barrière sur une ligne désaffectée du village de Saint-Aquilin-de-Corbion (61 habitants/ 10 habitants au km2), afin d’y étudier les Ecritures et surtout suppléer au départ du curé de campagne en laïc animé par la foi du diaconat. La grande Trappe et les cisterciens de saint Bernard ne sont pas loin. Son Journal ne consigne pas, comme c’est souvent la loi du genre, les menus incidents de la vie quotidienne mais essentiellement les vicissitudes d’un refus et d’un échec.
Pour autant, il n’est ni amer, ni aigri, ni triste ; car, éclairé d’une formidable ardeur et porté par un style tenu, exigeant mais qui ne dédaigne pas l’humour, il mêle son histoire personnelle de l’Eglise à l’Histoire de l’Eglise, l’autobiographie à l’analyse lucide, sans concession, de tout ce qui mine non pas tant le catholicisme français que l’Eglise de France. Moins ses scandales auxquels il avait déjà consacré un essai polémique aussi violent que la réalité qu’il dénonçait (la pédophilie) que ses omertas ordinaires dans toute leurs banales horreurs bureaucratiques, administratives, arrivistes, mesquines, lâches. Il lui a fallu autant de courage que d’inconscience pour s’attaquer à cette énorme machine à broyer les meilleures volontés. Et plus encore une indépendance et une liberté de ton qu’il a cher payées.
Son obstination lui a valu d’être boycotté par les autorités qui l’avaient jusqu’alors encouragé eu égard à la qualité de son parcours. Les temps changent mais la grâce d’être exclu demeure. Il ne cherche pas à renvoyer l’écho d’un loin épigone de Léon Bloy et ne s’est pas convaincu que tout individu possédant un euro lui doit cinquante centimes ; c’est ailleurs qu’il faut chercher la résonance car certaines de ses pages sont vraiment éclairées d’une flamme bernanosienne.
Lorsqu’il évoque la fin de la civilisation des paroisses, cette désertification dans les profondeurs de la France, le lecteur en a le cœur serré ; c’est aussi poignant que la consultation du blog Los pueblos deshabitados qui tient registre du dramatique abandon des villages de l’Espagne profonde par ses habitants attirés par la périphérie (Sergio del Molino a consacré au phénomène un livre remarquable La España vacía). L’analogie n’est pas gratuite car souvent en France, l’abandon de l’église du village faute d’un curé pour l’animer, puis faute de paroissiens, préfigure l’abandon du village même. En filigrane d’une expérience personnelle, Adieu curé se veut aussi la chronique de ces morts annoncées dans le sillage de l’agonie du père Guy Girouis, dernier curé de son village du Perche, mort d’un cancer à 75 ans sans successeur. Avec lui, veut croire Christian Delahaye, c’est un monde qui s’en va et signe sa fin, celui d’un système paroissial qui régulait la vie des campagnes depuis des siècles.
Ce bloc-notes, qui court de 1989 à nos jours, s’articule autour d’un axe dont il ne dévie pas : la confiscation du sacerdoce par les prêtres. Aucun mépris dans ce postulat mais la leçon tirée d’un constat : dans un pays en proie depuis des années à la crise des vocations, au moment où la disparition des curés de campagne annonce celle des curés des villes (j’emploie à dessein le mot « curé » au même titre que « prêtre » bien que, dans les commentaires de la RDL, on m’ait parfois reproché de le faire au motif que ce serait péjoratif et dédaigneux, ce que je ne crois pas ; pour les mêmes raisons, je ne suis pas prêt de renoncer au beau mot si mauriacien de « province » au profit exclusif de « région » pour des motifs d’assujettissement à la capitale qui paraissent obsolètes), le jour viendra où on ne comprendra même plus ce que signifie l’expression « Il faut remettre l’église au centre du village ».
« Faites ceci en mémoire de moi », certes, encore faut-il préciser ce que le « ceci » recouvre ; et aux yeux de l’auteur, il n’a plus grand rapport avec l’esprit ni même la lettre de l’Evangile. Il est vrai que rien n’est extravagant comme la prétention de parler au nom de Dieu ; il n’est pas nécessaire d’être un athée militant pour s’offusquer de cette appropriation de la parole divine par la fonction sacerdotale, laquelle accorde du coup au prêtre un statut proche du sacré.
Il tient l’abbé de Rancé, fondateur de la Trappe, pour « un ayatollah de la pire engeance » et « un terrible gourou » n’en déplaise à Chateaubriand. Il a fait sien l’adage latin que lui avait confié l’abbé Girouis sur son lit d’agonie : « L’homme est un loup pour l’homme, le prêtre est encore plus loup pour un autre prêtre et le moine est le plus loup de tous les loups pour les autres moines ». Il déteste ce que l’Eglise est devenue, du moins telle qu’il la voit, recluse en ses replis « identitaires et obscurantistes ». Avec son livre, depuis sa petite trappe, ce garde-barrière d’un nouveau type voudrait laisser l’Eglise à sa déréliction et appeler à une Eglise qui saurait dire adieu à ses curés.
On l’aura compris, ce chrétien là navigue vent debout contre les déclinistes qui attribuent le naufrage de la chrétienté à la sécularisation, non depuis Vatican II mais depuis les Lumières. Elle serait responsable de tout y compris de la pédophilie ecclésiastique. Christian Delahaye, lui, remonte plus loin encore pour traquer les maux qui rongent le message divin : quasiment à l’origine …
« … depuis que les héritiers autoproclamés des apôtres, captateurs de l’héritage de Jésus, puis les héritiers de ces héritiers ont fait dévier le Bonne Nouvelle areligieuse et l’ont détournée sur la voie cléricale, sacralisant les prêtres au pouvoir religieux, leur asservissant les laïcs et dénaturant ainsi l’Evangile »
La dénonciation de ce processus inscrit dans la longue durée est le fil d’Ariane de son livre. S’il y a un scandale à ses yeux tant au sens latin qu’au sens grec (σκανδαλον scandalon, piège sur le chemin, traduit de l’hébreu מוֹקֵשׁ moqesh par les translateurs de la Septante, conservé dans le latin scandalum, puis dans la rédaction des Evangiles), c’est bien l’institution cléricale d’un pouvoir sacré alors que Jésus était venu l’abolir. Plus que de s’en affliger et de se perdre en déplorations, il y trouve matière à méditation sur le sens de l’Histoire, et y puise une énergie qui ne faiblit pas. Ce constat le porte et le stimule quitte à réaffirmer des vérités tel que le caractère d’« adage totalitaire » du fameux « Hors de l’Eglise point de salut »
L’une des cibles de Vatican II fut la figure du prêtre, son statut, son rapport aux laïcs. Le premier fut désinvesti de ses pouvoirs quasi surnaturels au profit des seconds tenus pour des successeurs des apôtres, tout baptisé participant à la fonction prophétique, royale et sacerdotale du Christ. En d’autres temps, le philosophe Jean Guitton si proche de Paul VI, qui termina le Concile en 1965, eut été fait prince de l’Eglise. C’est peu dire que ses livres figurent en bonne place au chevet de l’auteur : il est vrai qu’ils annonçaient l’avènement des laïcs théologiens ce qui repoussait assez loin la volonté de réforme du Concile puisque n’importe quel chrétien prenait alors le pas sur les prêtres. Pourtant, aux yeux de ses partisans, il souffrait d’être inachevé.
L’appel d’air voulu par Jean XXIII, qui ouvrit le Concile en 1962, fut si puissant que la réaction ne se fit pas attendre « bétonnant la citadelle en ruine ». Le pape François, que les chroniqueurs de la curie romaine disent souvent « entravé » par l’aile réactionnaire de son gouvernement, pourrait très bien agir pour faire respecter un esprit d’ouverture qui ne l’est plus, car il jouit d’un pouvoir absolu : l’Histoire témoigne en maintes occasions que « lorsqu’un pape veut, il peut ».
On pourra chercher querelle à l’auteur sur le trop grand cas qu’il fait de ses auteurs de référence, du père Congar à Yuval Noah Harari en passant par Jean Guitton et surtout Dietrich Bonhoeffer dont les livres annonçaient le retour de l’Eglise dans le Moyen Âge (et, partant, Delahaye dénonce si souvent le retour à une église, une époque, un esprit « moyenageux » qu’on aimerait lui rappeler, sans entamer un débat à ce sujet, que le Moyen Âge ne fut pas le trou noir de la pensée)
Tous ses efforts pour trouver un emploi dans le diocèse sont demeurés vains. Il y a bien eu quelques exceptions de temps à autre en raison de son expérience journalistique ; mais tout en le recevant et en louant ses qualités, les autorités ecclésiastiques se sont bien gardé de lui confier des missions d’évangélisation pour lesquelles il avait toute compétence, jusqu’à le barrer officiellement. Trop électron libre, trop écorché vif. C’est diacre qu’il voulait être, c’est servir dont il rêvait mais son long combat pour y parvenir et la franchise de ses livres ont été si mal reçus par elles qu’elles l’ont décrété « pas digne de confiance ». Il porte désormais cette condamnation sur le dos comme une tunique d’infamie, sa lettre écarlate. C’est peu dire qu’il le vit comme une injustice et on se doute qu’Adieu curé n’arrangera rien. Et il n’a aucun recours, tout appel d’une telle décision étant impossible car l’évêque a tous les pouvoirs, il est pape en son diocèse. L’église de Saint-Aquilin-de-Corbion possède des fenêtres romanes mais elles sont murées…
Il y a du théologien paysan en lui travaillé par le souvenir d’un Thoreau à ceci près que le Perche est son Massachussets et que la voie de chemin de fer désaffectée près de laquelle il s’est enraciné est son lac Walden. Résigné depuis sa petite trappe de Saint-Aquilin-de-Corbion au risque d’une existence précaire, plus que jamais voué à son absolu du sacerdoce, il vit désormais un monachisme laïc et intériorisé à la lumière de la parabole du laboureur sur la grâce qui coûte (Matthieu, 13, 44) puisque telle est sa vraie vocation, loin des institutions, libre. Son livre, qui n’a sollicité ni imprimi potest, ni nihil obstat, ni imprimatur, mériterait d’être reçu par tous magna cum laude probatus.
(« Saint-Aquilin-de-Corbion, sa mairie, son église » photos D.R.)
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