de Pierre Assouline

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La République des livres
Le « Choses vues » planétaire d’Olivier Rolin

Le « Choses vues » planétaire d’Olivier Rolin

Au début, on se dit : Merde alors, encore un écrivain qui se regarde écrire et qui, en plus , le raconte. Dès la première page : « Je ne sais pas si je pourrai aller bien au-delà de cette page… je décide de me laisser mener par les mots… je me jette à l’eau… j’écris ce paragraphe, je m’arrête, me lève, commence à marcher, tourner en rond devant mon bureau… ». On poursuit néanmojns la lecture d’Extérieur monde (302 pages, 20 euros, Gallimard) parce qu’on a un contrat de lecteur avec cet auteur depuis une trentaine d’années. Entendez qu’on le suit de livre en livre et qu’il ne nous a jamais déçu, fidèle à une route tracée en toute indépendance des écoles, modes, tendances qu’il s’agisse des romans, des récits, des essais comme des articles. Et tant pis s’il remet ça ( cette détestable attitude de l’écrivain qui se demande s’il a raison d’écrire, et comment écrire, le genre de choses que l’on bannit dans ces ateliers de creative writing qu’il traite justement de « foutaises » dès la page 11). Car de ce mauvais départ on est aussitôt dédommagé par l’ambition du projet : se raconter sans écrire de mémoires ni autobiographie ni souvenirs, raconter le roman de sa vie sans en faire un roman. Olivier Rolin (Boulogne-Billancourt, 1947) a donc composé un admirable relevé des traces que le monde a laissé sur son existence pour peindre le tableau de la sienne. Il récapitule au mépris de la chronologie. Et tant pis si parfois (p. 56) il remet ça sur le mode « Ce livre que j’entreprends, auquel je commence à croire… » ou même (p. 178), « ce livre dont je ne savais encore s’il allait en être un »…

Des voyages, des villes, des paysages, des révolutions, des climats, des guerres, des rencontres, des ciels, des amis, des femmes. Voilà de quoi est fait ce manège dans lequel on peut grimper quand et où on veut. Ce qui les relie, outre le narrateur ? Ses livres. Un peu les siens et principalement ceux qui l’ont fait tel qu’il est devenu.

« On ne peut pas, même quand la mémoire vous fait de plus en plus défaut, empêcher,les livres de venir commenter la vie et la mort »

Son récit est couturé de lectures, sans la moindre cuistrerie ni le goût de l’épate, certaines classiques (Hugo, porté très haut, de même que Proust et Borges) et d’autres moins, plus aventureuses, souvent étrangères, glanées au cours de ses périples. Qui a lu Le Quart de Nikos Kavvadias ? Moi non plus. Difficile de résister à une lecture aussi emballante lorsqu’on est passionné de littérature – et aussi d’histoire littéraire car l’auteur ne dédaigne pas l’anecdote derrière le grand homme non plus que la visite de la maison du fameux écrivain. Il nous balade ainsi dans une langue parfaitement maitrisée (mais tout de même, écrire avec la sonate en sol majeur, c’est se condamner à n’écouter ni Schubert ni la musique de propre texte), tout en donnant l’impression d’avoir été partout et d’être dépaysé une fois en France. Il est vrai que lire Les Misérable sau Pôle nord, cela modifie le point de vue. Un peu comme de rencontrer une prof de danse à Oulan-Oude, en Bouriatie. Il y a de tout parce que la vie est faite de ce tout. Des gens de peu, des gens inoubliables, des gens bien, des petites gens et même des sales types. Un concentré d’humanité .

«  Chacun a déposé en moi quelque chose que je ne saurais pas nommer, pas une « leçon », certainement pas, plutôt une très mince pellicule, de savoir, d’émotion, de rêve, et toutes ensemble ont composé à la fin ma vieille écaille jaspée de tortue marine »

Ses propres livres en étaient déjà le reflet mais sur le mode romanesque, Bar des flots noirs et L’Invention du monde, Port-Soudan et Méroé sans oublier le formidable Tigres en papier dans lequel il racontait le romantisme révolutionnaire de ses années 60. Ils sont parfois évoqués dans Extérieur monde, mais même lorsqu’ils ne le sont pas, on se sent pris dans un tête à tête complice avec l’auteur, ce qui en fait parfois un livre pour happy few. Pourtant, par la forme qu’il s’est donné et qui n’a rien d’un OLNI (Objet littéraire non identifié), on aurait plutôt envie de le rattacher au Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann et Alias Caracalla de Daniel Cordier.

Nostalgique, Rolin ? Sans aucun doute. Mais au moins lui ne s’en cache pas. Il n’en fait ni un drapeau ni une honte mais le simple fait de le reconnaître vaut aujourd’hui provocation au conservatisme. Sans verser dans la déploration de l’ancien combattant, sans craindre de passer pour archaïque, il demeure attaché à ce qui lui manque du XXème siècle qui l’a vu naitre, à commencer par la langue, des mots qui sentent désormais la naphtaline (« prospectus »), des lieux tramés de passé (les cimetières plutôt que la crémation, les confiterias historiques de Buenos Aires, les quincailleries du Paris de sa jeunesse), des institutions ( la BnF où ses manuscrits sont déjà déposés)… De la nostalgie à la mélancolie, il n’y a qu’un pas franchi par la remémoration de ses amis disparus, ce qui nous vaut des pages inoubliables. Dans le déroulé du film de sa vie, son Extérieur monde est plein d' »Intérieur nuit ».

Taciturne, plutôt sauvage, assez ours dans son genre, autocritique porté sur l’autodérision et la vodka, s’autorisant parfois des piques (« Le Clézio, ce prix Nobel pour boy-scout » et Jules Renard dont il sous-estime le Journal)), Olivier Rolin a composé un livre splendide sur l’éloignement du monde, avec ce que cela suppose de portée universelle, en tâchant de bannir l’intime de ses réminiscences. Il va jusqu’à un autoportrait physique qui découragerait tout caricaturiste d’aller plus loin tant c’est déjà assez cruel mais juste :

« Un être plissé-poché… une figure en carton bouilli éperonnée par le nez… tête de vieil ivrogne… gueule de poisson à grosses lèvres, mérou sortant de son trou… »

Kaboul, Sarajevo, Porvenir, Saint-Petersbourg, Valparaiso, Shanghaï… Où n’a-t-il pas été ? C’est un récit apaisé, presque doux tant il est fluide, toutes colères rentrées, plus rien de bourru. Ce qui lui confère la tranquillité d’une tonalité testamentaire. J’ignore de quoi ce pourrait être le nom mais, au-delà du simple signe ponctuation, un procédé rhétorique y est frappant : la parenthèse. Deux par page en moyenne pendant trois cents pages. Qu’est-ce qu’il intercale ! Battu, Proust ! En principe, selon le Traité de ponctuation française de Jacques Drillon, c’est un message que l’auteur ajoute à son texte, et qui se signale ainsi comme n’étant pas indispensable ; on ne peut les considérer comme des haltes reposantes tant elles sont longues (il y en a même une d’une page et demie !) ; sauf que si on les retirait du texte de Rolin, un tiers du livre disparaitrait ! Voyons les plutôt comme des commentaires, des confidences au lecteur, de nouvelles couches de récit. N’empêche qu’une éthique d’écriture gouverne Extérieur monde : outre le désir d’écrire par éclats et fragments, le fol espoir de n’être le centre de rien « même pas de mes récits ». Une illusion bien sûr mais seul compte le fait d’y tendre. (lire ici un extrait)

Olivier Rolin avoue quelque part que, tout orgueil bu, si son livre qui résonne de tant de lectures pouvait en faire lire d’autres il ne l’aurait pas écrit en vain. Qu’il se rassure. Quant à moi, je vais me jeter sur Choses vues pour le relire. Quarante ans après la première fois, ce sera sans aucun doute un autre livre.

(Photo Wright Morris, photographe actuellement exposé à la Fondation Cartier-Bresson)

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