de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
N° 9 Vous avez dit bizarde ?

N° 9 Vous avez dit bizarde ?

Le « dessous des cartes » : ce qui n’est pas dit, pas avoué, qui se cache derrière des apparences flatteuses, et que Mme de Sévigné a néanmoins élevé au rang de genre littéraire. Je vais vous raconter un dessous des cartes, j’ai appris un dessous des cartes, avez-vous aimé mon dernier dessous des cartes ?

*

La pipe de Dubout :

*

Sur la couverture de Mon cahier Bullet agenda (éditions Solar, collection My life is beautiful) : « Planifiez et organisez votre vie, vos activités, vos projets et toutes vos pensées sur un seul cahier. » C’est déjà très con. Et ensuite : « Déstressez, cocoonez-vous et réalisez vos rêves avec des pages dédiées. » Cela fait envie. « Les to-do lists, les trackers d’activité, les box, et toutes les méthodes feel good pour booster sa vie. »
C’est curieux : ils n’ont pas écrit « booster votre vie ».

*

La rencontre entre Proust et Joyce, au Majestic. Sydney Schiff, qui peut s’enorgueillir d’avoir reçu quelques-unes des plus belles lettres de Proust, les a réunis autour de Diaghilev et Stravinsky. Ratage complet, beckettien. Proust n’a pas rendu compte de cette soirée, et Joyce en a écrit : « Notre conversation s’est résumée au mot “non”. Proust m’a demandé si je connaissais le duc d’Untel. J’ai répondu non. Notre hôtesse lui a demandé s’il avait lu telle ou telle partie d’Ulysse, il a répondu non. Et ainsi de suite. » Joyce n’avait parcouru que quelques pages de Proust, et n’y avait décelé « aucun talent particulier ».

*

(Suite)
Proust à Stravinsky, le même soir :
– Aimez-vous Beethoven ?
– Je le déteste.
– Mais pourtant, les derniers quatuors…
– La pire chose qu’il ait écrite.

*

(Fin)
Dans l’histoire des rencontres ratées, celle de Schubert et de Beethoven est la plus triste. Ils habitaient la même ville, avaient les mêmes amis, les mêmes éditeurs – et faisaient le même métier… Ne se sont jamais rencontrés.

*

La démarche de Robert Mitchum, placide, aristocratique, invincible. Une séquence de What a way to go (1964), tournée au ralenti, permet de comprendre d’où lui vient cette force tranquille : il ramène sa jambe arrière un peu plus tard qu’il ne devrait, et la lance devant un peu plus loin qu’il ne faudrait. Et pourtant, le pied retombe presque à plat, au lieu d’être franchement attaqué par le talon. (Une rotule un peu trop petite ?) La droiture du maintien fait le reste.

*

Jean Paulhan imaginant une sorte de colonie de vacances pour écrivains, dans l’île de Port-Cros. Pour écrivains Gallimard, s’entend. Les travaux sont financés par Gaston G., Schlumberger et Supervielle. S’y sont rendus : Paulhan, Arland, Benda, Jouhandeau, Groethuysen, Michaux, Larbaud, Valéry, Rouault, Bopp…

*

Les tonalités, en musique occidentale, censées créer un climat. Par exemple M. Rameau, Jean-Philippe de son prénom (1722), trouve que mineur exprime « la douceur et la tendresse » ; bien sûr il n’a pas pu entendre Don Giovanni et le Requiem de Mozart, dominés par le mineur, et qui, en fait de douceur et de tendresse, se posent un peu là. Prenez fa majeur : Marc-Antoine Charpentier (1690) le voit « furieux et emporté » ; mais C. F. D. Schubart (1806) lui fait évoquer « la complaisance, le repos ». Mi majeur : Charpentier le voit « querelleux et criard », tandis que Mattheson (1713) comme l’expression de la « tristesse désespérée et mortelle ».

*

Personne ne sait.
Pourquoi Fulgence Bienvenüe, « père » du métro parisien, avait un tréma sur son u ; ni comment l’on doit prononcer « Montparnasse-Benvenüe », s’il ne faut pas le prononcer Montparnasse-Bienvenue. À l’époque du percement du métro, les journaux écrivaient, pour tout arranger, Fulgence Bienvenuë.
(Lorsqu’on a associé Montparnasse à Bienvenüe, il a fallu refaire les plaques, car le tréma avait été oublié. Il paraît que, de son vivant, Fulgence y tenait beaucoup.)

*

Les gens qui prennent de vos nouvelles, quand vous êtes malade. Ils ne demandent pas comment vous allez, mais : « Vous allez mieux ? » Ils voudraient être débarrassés de cette histoire assommante, qui perturbe leur agenda, et les inquiète inutilement. Si votre maladie se prolonge, l’ennui se teinte d’une pointe de lassitude, puis d’agacement.

*

(À la Jules Renard)
Une demi-heure par livre.

*

Venu d’on sait où. Venu on ne sait d’où.

*

La tête bizarde d’un cerf : dont les ramures sont dissymétriques jusqu’à la monstruosité. Lorsqu’un cor de droite est rachitique, le testicule gauche de l’animal l’est aussi. Ceci explique cela.

*

Marius Petitpa et Benjamin Millepied, danseurs ; Marc Dufumier, agronome ; Chris Moneymaker, joueur de poker professionnel ; Robert Grossetête, philosophe ; Alain Vadeboncoeur, cardiologue, etc. Leur nom convient à ce qu’ils font, ce sont des aptonymes.

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis)

Si vous n’avez pas reçu le lien sur lequel cliquer pour accéder à ces Petits papiers, c’est que vous n’êtes pas abonné. Vous pouvez le faire en écrivant à j.drillon@orange.fr, en mentionnant « m’abonner » dans le champ « sujet » ou « objet » du message.
Les deuxième et troisième séries (Papiers recollés, Papiers découpés) feront l’objet d’une publication en volume et ne sont plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014).

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

4

commentaires

4 Réponses pour N° 9 Vous avez dit bizarde ?

Brigitte Tissot dit: à

J’ai connu dans les Vosges un M. Piquée, président d’une société d’apiculture, et une Mme Piquée, infirmière. La vétérinaire qui veille sur mon chat est Mme Chamouton. Merci de m’apprendre qu’ils sont aptonymes.

Guy Millé dit: à

Bonjour
Et Mallarmé qui gagne un tromblon à une tombola, comment ça s’appelle ?

Jacques Drillon dit: à

Cela s’appelle un « météore ténébreux ».

cardot Mireille dit: à

Il y avait rue Sainte Anne à Paris un Monsieur Cerveau qui vendait des abats.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*